samedi 16 mai 2009

OUT OF CONTROL - LET'S MOVE!

BigBrother a encore frappé... Quelques anniversaires en cours...
Site inaccessible sauf par détour trop long pour un résultat incomplet...
Donc, rendez-vous désormais à l'adresse suivante:
http://shodavid.blog.lemonde.fr/
A bientôt, j'espère...
Merci à tous!
O*

mercredi 13 mai 2009

Sarkozy et le Nouvel Obs ou le court terme selon Jancovici


Le top gratin du Nouvel Obs a été invité à déjeuner par le Président de la République à l'occasion du deuxième anniversaire de son élection. La vieille gauche en Weston était donc représentée par Jacques Julliard, Denis Olivennes, et Jean Daniel qui relate l'entrevue déjeunatoire dans son blog (hélas inaccessible depuis ce matin). De mémoire, donc, le fondateur du Nouvel Obs se positionne immédiatement en hagiographe, convoquant rien moins qu'Alexandre le Grand, Napoléon et De Gaulle, en incipit et, puisqu'il sait écrire, conclut son billet par un Président qui savoure avec gourmandise l'instant de marquer l'Histoire de sa patte. Comment? En aidant les Américains dans le règlement du conflit israélo-palestinien. On se souvient aussitôt de ces multiples poignées de mains et autres photos souvenir de la fin d'une guerre qui n'a que trop duré. De Saddat en Arafat, de Carter en Clinton, de la Knesset à Camp David, de Perez en Sharon, l'Histoire n'en finit plus de vomir des clichés de réconciliation historique auxquels il faut désormais ajouter Obama et Sarkozy. Bien entendu, pas plus là qu'ailleurs, les marchands d'armes ne seront évoqués… Seul compte, bien plus important que les populations de Gaza, le grand homme en devenir. D'ailleurs, peu importe cette agitation temporelle puisque Jean Daniel, apparemment hébété de fascination face au locataire de l'Élysée, note essentiellement que l'homme n'est pas agressif, qu'il n'est pas du tout stressé par la charge d'un pouvoir qu'il ne peut partager, et que, outre sa conviction d'être le seul à pouvoir sortir la France de la crise, il vient de découvrir que le pouvoir ne rend pas heureux. Doit-on comprendre qu'avant, il le pensait? Des motivations d'un Président… Et ce sera globalement tout pour ce déjeuner historique.
Dans le même temps, Jean-Marc Jancovici publie un livre au Seuil intitulé C'est maintenant! Trois ans pour sauver le monde. Jancovici, c'est l'ingénieur polytechnicien de la galaxie clean de Nicolas Hulot – un monsieur sérieux qui sait de quoi il parle. Il dit entre autres que le pétrole, y'en a plus, que si on ne fait pas quelque chose de fort, d'énorme, très rapidement, il va falloir le faire de manière très brutale, dans trois ans. Il pointe les visions courtermistes des politiques incapables de projeter au-delà de leur mandat et donc d'imposer quoi que ce soit. A l'échelle d'un déjeuner élyséen avec le Nouvel Obs, on en conclut qu'éventuellement après le dîner, voire au petit matin après une partie de poker menteur, l'avenir de l'humanité eut pu être évoqué…
C'est très troublant cet aveuglement volontariste dans le seul intérêt de continuer malgré le mur qui n'a jamais été aussi prêt du bout du nez… Ni plus ni moins une logique de toxico – c'est promis, j'arrête demain… Selon Jancovici qui relaie donc Kempf, dans quelques mois, ce sera trop tard - apparemment pas de quoi troubler la digestion de Jean Daniel.

mardi 12 mai 2009

Une partie du tout de Steve Toltz

En 500 pages de noirceur jubilatoire, Steve Toltz casse la baraque avec un premier roman dont le foisonnement s'étend d'Australie à Paris, d'une génération à l'autre, finalement réunies dans la jungle thaïlandaise avant retour au bush en classe boat people. Une flamboyance ininterrompue centrée sur une relation frères + père/fils, paires de miroirs générationnels embourbées dans une opposition de principe, que l'auteur réussit à embarquer dans des sphères magistrales où la drôlerie contourne le pathétique par quelques élans de pure veulerie humaine ici déclinée en tant que variante du narcissisme. Le père mentor, philosophe honni de tous sauf de deux femmes tellement improbables qu'elles en sont crédibles, ardent défenseur de l'irrationnel appliqué à la matérialité, ne peut résister à la tentation démiurgique de formation du fils (narrateur pour l'essentiel du livre) qui résiste comme il peut pour ne pas sombrer dans les hauteurs (sic) où son père souhaite l'entraîner. Rigoureusement impossible de résumer l'histoire et ses rebondissements spatio-temporels qui ne serait qu'une histoire maligne et bien ficelée de plus (on pense à La conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole) si Steve Toltz, du haut de ses trente-six ans, ne disposait d'une plume virtuose. Que des fou-rires de lecture réveillent ma compagne au milieu de la nuit ne m'est pas arrivé si souvent que ça. Quelques extraits en hommage au travail de Jean Léger, le second auteur tragiquement méprisé qu'est tout bon traducteur…

L'adolescent, principal narrateur (quand ce n'est pas le père, notamment via ses carnets illuminés), est confronté à la folie plus ou moins furieuse des adultes au pouvoir (père, mère, prof, etc.), propriétaires du frigidaire et de tous les accesits en générale, et plus particulièrement à la folie de son père qui semble avoir davantage besoin de lui que l'inverse…
"Je suis amoureuse du frère de mon mari", m'a déclaré Caroline comme si elle était dans une émission de télé et que j'ignorais les noms des intéressés. (…)
"Je sais que c'est dur, Caroline. Mais tu ne peux pas tenir encore un petit peu?
-Jusqu'à la mort de ton père? Je me sens si coupable! Je compte les jours. Je voudrais qu'il meure."
(…) J'ai résolu d'en parler à papa, avec prudence bien sûr, pour le supplier de la donner à Terry pendant qu'il était encore en vie. Je savais que c'était un sujet douloureux, mais pour Caroline, pour l'image de ses yeux tristes et fous, il me fallait aborder le sujet. (p. 440/441)

Un peu plus tôt dans la vie du roman, Jasper Dean doit assumer les intrusions de son père, Martin, dans la classe de Mr White dont il s'efforce de subir stoïquement l'académisme de l'instruction.
Le lendemain du jour où je lui ai montré mon devoir sur Hamlet, il est entré dans la classe de littérature anglaise et s'est glissé sur une chaise en bois au fond de la salle. Mr White était en train d'écrire le mot intertextualité au tableau noir à ce moment-là, et quand il s'est retourné il a vu un quadragénaire parmi tous ces imbéciles au frais minois, il a été surpris. Il a jeté à mon père un regard désapprobateur, comme s'il se préparait à réprimander un élève pour s'être laissé aller à vieillir spontanément en plein milieu du cours.
"Un peu léthargique ici, non?
- Pardon?
- J'ai dit qu'il est un peu difficile de penser, ici, non?
- Je suis désolé, vous êtes…
- Un père inquiet.
- Vous êtes le père d'un élève de cette classe?
- Peut-être que l'adjectif inquiet est un euphémisme. Quand je pense qu'il est sous votre tutelle, je commence à saigner des yeux.
- Qui est votre fils?
- Je n'ai pas honte de dire que mon fils est la créature étiquetée Jasper."
Mr White m'a lancé un regard sévère tandis que j'essayais de me fondre dans ma chaise. "Jasper? C'est votre père?"
J'ai acquiescé. Que pouvais-je faire d'autre?
"Si vous désirez parler avec moi de votre fils, nous pouvons prendre rendez-vous…
- Je n'ai pas besoin de vous parler de mon fils. Je connais mon fils. Et vous?
- Bien sûr. Jasper est dans ma classe depuis le début de l'année.
- Et les autres? Suffisamment pour qu'ils puisent lire et écrire. Bravo. Voilà du bon boulot. Mais est-ce que vous les connaissez? Parce que si vous ne vous connaissez pas, vous ne pouvez pas les aider à se connaître eux-mêmes, et vous perdez probablement le temps de tout le monde ici à entraîner une armée de clones terrifiés, ce que vous autres ternes professeurs, dans cet endroit miteux géré par l'État, êtes enclins à faire, vous qui dites aux élèves quoi penser au lieu de comment, et essayez de les faire entrer dans le moule du parfait futur contribuable au lieu de prendre la peine de découvrir qui ils sont." (p. 268/269)

C'était juste au hasard des nombreuses pages cornées du roman. Il faudrait ajouter que l'oncle Terry est l'un des plus célèbres tueur en série d'Australie, mentionner l'assassinat de la mère par des terroristes et le placement sous tutelle de Jasper pendant que son père fait un petit stage en HP, rapporter les amours de Jasper avec Tour infernale… Etc.

Steve Toltz a l'intelligence, l'humour et la sensibilité, d'un saltimbanque qui a beaucoup lu là où il posait sa caravane, ça ne se boude pas.

lundi 11 mai 2009

Wanted!

J'ai pris cette photo lors d'un vernissage à Moganshan lu, il y a deux ans de ça – quoique… un an et demi, deux ans et demi? Comme un vieux chacal libidineux mais néanmoins esthète, j'ai flashé au propre comme au figuré sur cette toile d'un jeune peintre chinois dont je n'ai pas noté le nom. Depuis, à chaque fois que je la croise aux archives, troisième sous-sol en entrant par le disque D, je me dis que c'est dommage de garder ça dans le placard électronique…
C'est les limbes que t'as peint, là, coco! Cet endroit sans géographie ni destination qui nous guette tous, entre délivrance de l'ultime soupir et "La pourriture de milord est avancée", et tu as réussi à l'apaiser, à le sanctuairiser en un rituel de couleurs tribales - la tribu des humains… Tu sais qu'un paquet de faiseurs se feraient bien couper quelques doigts pour lâcher ça, comme ça, dans une expo petits-fours, rouge australien…
Si quelqu'un connaît l'artiste, c'est avec plaisir et repentance que je mettrai ses coordonnées en références.

Sur le chemin de la grande école

D'expo 2010 en "pays émergeant", de y'a intérêt que ça turbine en faut bien loger les nouveaux riches et leurs bagnoles, l'autoroute qui mène à la grande école (da xue 大 学 = université) est fermée et le restera encore un an pour cause d'expansion. C'est à dire que la navette qui part du bout de la ligne 1 passe désormais par la banlieue et met une heure au lieu d'une demie par l'autoroute. Joie du bourlingage en tape-cul sur routes défoncées avec retour d'échappement dans la carlingue. Autant faire quelques photos pour occuper le trajet, ça me changera de mes ratiocinations raisonneuses… Wenti! Y'a rien à photographier - dead zone! Si ce n'est des kilomètres et des kilomètres de travaux, de chantiers, de buildings en construction… Quand même trouvé quelques gens, mais bon… Enfin voilà, c'est ci-dessous…
Va falloir tenir...

dimanche 10 mai 2009

Viatiques

C'est à la fin d'un cours, l'an dernier, que V. me demanda: "Comment tu fais pour te souvenir de toutes ces citations?" Je fus troublé pour deux raisons. La première, c'est que je ne connais que très peu de citations et que ma mémoire est pour le moins capricieuse; la seconde est encore plus proche de la honte dans la mesure où l'abondance de citations relève d'une fatuité tellement évidente chez l'interlocuteur que l'on craint soudain de s'être aveuglément cloué soi-même au pilori du ridicule. A son corps défendant, V. me força donc à un examen rétrospectif, non seulement du cours, mais, plus globalement, de l'usage de la citation. Une fois de plus, le nécessaire feedback du principe éducatif était démontré puisque grâce à V., merci à lui, j'ai pris conscience du détournement que j'opérais sur les quelques citations à mon répertoire pour en faire de véritables viatiques personnels.
Je crois que celle dont j'ai le plus usé et abusé revient à Mallarmé. Dans ses Divagations, il s'en prend à la boucherie de 1870 et fustige le fatalisme des fantassins chair à canon: "Il y en a qui se sont crus braves parce qu'ils n'avaient pas le courage de fuir." Pour quelqu'un qui supporte mal les douloureux statu quo perçus comme autant d'enlisements rédhibitoires, c'est du pain béni! Bravoure, courage et fuite soudain réunis en un trio inespéré, délivrent une salvatrice possibilité d'échappatoire à toute situation jugée inacceptable car trop désavantageuse, sans issue positive envisageable. De là à manquer de persévérance, il n'y a qu'un pas que Jack Kerouac nous aide à ne pas franchir: "Il n'y a rien de plus noble que de s'accommoder des quelques désagréments que nous apportent les serpents et la poussière pour jouir d'une liberté absolue." Avec ça, la panique est congédiée, la fuite ne peut plus être qu'un choix, celui de la liberté du refus de subir. C'est ainsi que la citation échappe à son contexte, au magma dans lequel elle était enchâssée, pour devenir un objet autonome, un viatique pour le meilleur et parfois pour le pire. "L'enfer, c'est les autres" et/ou "On existe que sous le regard des autres" de Sartre sont généralement balancés du haut d'un air pénétré peu en rapport avec l'ironie revendiquée par l'auteur au moment de pointer l'incapacité de l'homme à se définir et se juger par lui-même. Si la citation est une mise en exergue valorisant la pensée d'un écrivain, le viatique est un détournement, pour le moins une extension du sens premier, visant à crédibiliser une situation à laquelle il se prête.
On peut également remarquer que certaines thématiques favorisent des enchaînements pour ainsi dire inévitables. Si la discussion amène Paul Ricoeur et "Les révolutions sont le résultat des réformes qu'on n'a pas faites.", il est en effet difficile d'éviter "Au révolutionnaire, je préfère l'évolutionnaire." de Musil. Et là, dans le regard de l'étudiant: "Waoh, un puits de science!" Pas vraiment, en fait! La citation de Ricoeur provient d'une interview dans Télérama, celle de Musil de son Journal que je n'ai jamais pu lire in extenso… Le puits de science supposé est beaucoup plus proche du punching ball dans la mesure où ces quelques aphorismes, maximes, fulgurances, etc, ont été de formidables uppercuts imposant ipso facto une relecture du monde. Peu de chance pour que la cicatrice ne démange pas un jour ou l'autre…
Il faut également ajouter pour justifier la préférence de viatique à citation que celle-ci voyage si bien qu'il lui arrive de perdre son auteur. La première fois que j'ai entendu "Life is what happen to you while you're busy making other plans", John Lennon était derrière le micro et je lui en conçus aussitôt une reconnaissance éternelle. Quel génie, ce Lennon!, répétai-je à l'envi, citant le message… Jusqu'au jour où j'ai découvert qu'un certain Oscar Wilde avait écrit ça un petit siècle plus tôt. La citation concerne un auteur, le viatique tient du voyage temporel. La palme d'or revenant probablement à "Deviens qui tu es." dont la dernière manifestation en date est due à un équipementier sportif qui s'est bien gardé de mentionner un quelconque auteur – difficulté du choix peut-être puisque attribué à Nietzsche, lui-même grand étudiant de Goethe qui en fit usage, tous deux grands défricheurs des présocratiques en grec dans le texte, et que Pindare, l'auteur originel, est né quelques cinq siècles avant J.C.. Difficile de faire mieux! Le "Connais-toi toi-même…" du temple de Delphes fait alors pâle figure et "L'unique devoir d'un homme, c'est d'être heureux." de Diderot n'apparaît plus qu'en tant que post-scriptum.
Quelques inclassables, les atypiques chers à Silouane, complètent, personnalisent, la besace du voyageur au long cours de la vie si courte. La citation prend alors une couleur particulière, à la lumière crue de l'illumination foudroyante se substitue quelques clairs-obscurs qui gagneront au ton de la confidence. "La littérature est la preuve que la vie ne suffit pas." de Pessoa ou "Ne désespérez jamais, faites infuser davantage." de Michaux créent ainsi de beaux échos entrelacés que se repassent les lecteurs-écriveurs au gré de leurs insomnies. Si quelques seigneurs, tel que Kierkegaard, nous assassinent pour la bonne cause avec "Les gens exigent la liberté d'expression pour compenser la liberté de penser qu'ils préfèrent éviter.", "La vie n'est pas un problème à résoudre mais une réalité dont il faut faire l'expérience.", ou Calaferte qui estimait que "La mesure de notre liberté intérieure est inféodée à notre degré personnel d'état de conscience.", s'ils tuent d'une phrase, c'est qu'il faut "Clarifier vos intentions.", selon Krishnamurti, alors que "Être vrai, peu le peuvent!" assène Nietzsche. Peut-on demander à ces viatiques de nous révéler notre vérité? La mosaïque ainsi constituée peut-elle avoir valeur d'estampille d'une identité qui se dérobe sans cesse? Je laisse la réponse à Cesare Pavese dans… Le métier de vivre:
"La grande tâche de la vie, c'est de se justifier. Se justifier, c'est célébrer un rite. Toujours."

samedi 9 mai 2009

La serre sans verre de Ye Zhaoyan


Ce fut somme toute assez pénible de venir à bout de ces 338 pages… Cela fonctionne pourtant – la qualité de la narration n'est certes pas en cause. Et puis, le procédé est rassurant et permet d'évoquer le pire pour ne plus en retenir qu'un sourire: la révolution culturelle vue par un enfant. Mouais… Et donc les gardes rouges sont toujours aussi crétins, bestiaux, incohérents, etc., la population martyrisée toujours aussi lâche, empêtrée dans ses histoires de coucheries contre-révolutionnaires vues et relues cent fois, etc. Au bout du compte, on navigue dans les méandres d'une pagnolade picaresque où la vie des uns et des autres, enfants, adultes, vieillards, des deux sexes, s'accommode plutôt bien que mal de l'une des hécatombes maoïstes. On rebondit un peu sur le plus tard, on évoque même Shu Qi et quelques sites pré adsl pour faire canaille, mais rien n'y fait, il manque les dessins ou les images qui nous épargneraient cette lecture. Ce n'est même pas écrit à plat, comme on a pu le dire du nouveau roman, ce n'est pas écrit du tout. Du temps où il faisait du cinéma, Zhang Yimou s'était chargé de la besogne avec Vivre / To live en adaptant Huo zhe de Yu Hua. Il est possible que La serre sans verre soit un jour un succès de cinéma, pour ce qui est de la littérature, le roman est à recommandé aux insomniaques. Un personnage résiste cependant au rouleau compresseur normatif, une certaine Petite hirondelle (Xiao yan?), perverse, manipulatrice et pour tout dire maléfique, portant une sorte d'humanité nihiliste dans un concert de pleutres à moitié décérébrés… En refermant le livre, soulagé comme un bon étudiant venu à bout d'un pensum, je me suis demandé ce qui avait pu motiver l'éditeur…
La réponse est en bas de page 3 et milieu de page 5:
Ouvrage publié avec le concours du Bureau d'information du Conseil des Affaires d'État de la République populaire de Chine / Roman traduit du chinois par Wang Jian yu

SDF

Ils sont de plus en plus nombreux, d'ouest en est et du nord au sud... Déclassés, humiliés, anéantis par leur incapacité à se conformer à la dictature fonctionnelle, matérialiste, numérologique, mortellement absurde. Et s'ils n'étaient que des précurseurs? ... Un court texte pour leur dire qu'ils sont le monde, le sel de la terre, et que leur damnation n'est qu'une question de lecture, de grammaire sociale et tristement culturelle, et que les miroirs qui leur sont tendus, le sont par des larves dont la suffisance est autrement plus nocive que leur misère...

Jehann s'arrête et se retourne. Les mains au chaud dans les poches de son manteau, il observe l'épave humaine qui l'a interpellé. Son infirmité accentuée par l'urgence soudaine qui vient de lui traverser l'esprit, l'homme déchu le rattrape en traînant la patte. Crasseux au point de se confondre avec le sol mouillé, il ricane et trie les glaires au fond de sa gorge. L'affaire dont il souhaite entretenir Jehann semble de la plus haute importance.

- Tu sais ce que ça veut dire sdf?

Jehann réfléchit un instant, inspecte le délabrement de l'homme qui bombe le torse et rétorque des éclairs de défi. Un crachat entre leurs pieds, encore un pas, et sa misère devient menaçante. Jehann s'assied sur l'aile d'une voiture, le long du trottoir où vit le clochard.

- Stricto Dei Fatum?
- Quoi? Nan, nan, c'est pas ça. Z'avez perdu mon pauv' monsieur! La réponse, c'est Sans Destin Favorable! Z'êtes bon pour une p'tite pièce et un peu de tabac…
Jehann sourit et vide ses poches, abandonne son paquet de cigarettes et toute sa monnaie sur le capot de la voiture. Le clochard va pour s'emparer de son maigre butin lorsque Jehann plaque sa main par-dessus.

- Accorde-moi une revanche. Quitte ou double.

Décontenancé, le malheureux s'assied à côté de Jehann qui allume deux cigarettes et lui en tend une. Il grogne, mime une colère difficilement contenue, mais n'ose plus regarder l'homme de bien qui accepte de lui parler, de jouer à la vie avec lui. D'un signe de tête dans le vide, il donne enfin son accord.

- Quelle est l'origine du monde?

Le clochard se relève d'un bond et lance un grand coup de pied invalide dans un pneu de la voiture.

- Pas celle-là! C'est dégueulasse!
- Mon manteau, si tu trouves.

Le clochard apprécie la qualité de l'étoffe entre son pouce et son index, puis jette à nouveau ses godillots en tous sens. Les cailloux du trottoir défoncé crépitent contre les bas de murs et les carrosseries. Jehann allonge ses jambes sur le capot et s'adosse au pare-brise.

- J'ai le droit à combien de réponses?
- Une seule.
Le clochard gémit, s'arrache les cheveux, puis se laisse glisser le long du mur en fixant la nuit de ses yeux fous, là-haut dans les vestiges du ciel. Une plainte toute en fêlure et vents contraires quitte son ventre. Au sol, il se recroqueville, assis sur ses talons, les bras enserrant les jambes. Il se balance sur lui-même, berçant le chuintement que laisse échapper ses mâchoires serrées. Soudain, il se lève et fond sur Jehann.

- C'est quand la limite?
- Le petit jour.
- Quelle heure il est?
- Je ne sais pas.
- C'est quoi la question déjà?
- Quelle est l'origine du monde?
- Tu le sais, toi?
- Chacun le sait.

Les yeux fermés, Jehann rêve du clochard redevenu conquérant de l'inutile comme de lui-même. Un soleil de nuit tout neuf, vêtu d'un manteau de prix gagné après d'âpres négociations avec les étoiles. Alors la paix, même relative - celle du clochard et de ceux qu'il croisera. Ainsi, les tenants de l'enfer pavé de bonnes intentions ou du mieux ennemi du bien en seront pour leurs frais. Sourire à cette évocation. Contredisant la satisfaction de Jehann, le malheureux est toujours accroupi au pied du mur, ivre de peur et de misère, fouillant ses lambeaux de conscience. De nombreux groupes croisent le duo dépareillé. Insultes et promesses de coups sont adressées au clochard. D'une voix douce, sans bouger ni même ouvrir les yeux, Jehann demande que cela cesse. Et cela cesse. Aussitôt, d'un regard halluciné, le clochard reprend son examen de la nuit comme si la réponse était dissimulée là, juste devant lui, derrière le voile grisâtre de sa vie entière ou cachée dans les noirceurs abyssales de son histoire récente, quelque part entre le châssis de la voiture et le rebord du trottoir. Le froid n'épargne même pas la sauvagerie de sa mémoire qui grelotte à l'abri de rien tandis que sa barbe mitée scintille de givre.

Bon Dieu d'bois, c'que j'm'en fous d'sa foutue question! Et d'la réponse alors! Putain, je crois bien qu'j'me les suis jamais autant gelées! Fumier, va! C'est pas un manteau qu'il a, c'est une vraie couverture! Doit être chaud comme un duvet avec de la vraie plume…On doit être comme dans le ventre de la mère, là-d'dans…Comme quand j'étais p'tit.

À intervalles réguliers, un léger filet de vapeur blanche sort des narines de Jehann. Il n'a pas bougé de la nuit, pas même sorti les mains de ses poches. Aux premières lueurs de l'aube, il ouvre les yeux, glisse sur le capot et reprend sa position, assis sur l'aile. Le clochard sanglote au pied du mur, transi de froid, accablé de fatigue et de multiples carences.

- Pourquoi est-ce que tu pleures?
- J'crois qu'j'ai trouvé…

Le regard délavé par les larmes, le clochard tente d'énoncer sa réponse mais sa bouche trop mouillée l'en empêche. Jehann quitte son appui, déboutonne son manteau dont il se défait, puis il s'accroupit face au clochard afin d'étendre le tissu en une sorte de tente au-dessus de leurs têtes. À la flamme de son briquet, il déchiffre le regard noyé d'effroi de l'homme perdu qui, du bout de ses doigts gourds, effleurent ses lèvres gercées comme s'il hésitait entre extraire les mots de sa bouche et les y enfouir pour toujours.

- Dis-le.
- C'est… C'est moi.
- Bien. Très bien. Comme tout un chacun. Le début et la fin. Le cercle…
- Mais… alors… Si le monde est pourri, c'est qu'j'suis…
- Tss, tss! Si le monde était si pourri, un peu de bon sens ne permettrait pas de gagner un manteau.

Jehann relève le clochard par les épaules et lui enfile le manteau avec une joie non dissimulée. Son œuvre a fière allure, il l'embrasse chaleureusement, recule de quelques pas pour mieux apprécier l'ensemble. Exhibant quelques chicots, le clochard sourit, s'essaie à prendre la pose.

- Eh bien, voilà un monde dont le corps est assez chaud pour qu'il s'occupe de son âme!
- Comment on fait ça?
- Continue de pleurer la nuit, de raconter ton histoire au vent silencieux. L'eau et la lune sont fécondes, il faut juste que la brise leur dise…
- T'es cinglé!
- Ne t'occupe pas de ce que l'on raconte, mon ami. Et n'oublie plus jamais que tu es le monde!

Jehann part à reculons dans le froid du petit matin, léger et serein, vêtu d'un simple pull. Après qu'il se soit retourné, le clochard le regarde encore longuement, jusqu'au bout de l'avenue encombrée des ruines de l'autre monde.

The man from London de Béla Tarr

Il faut, pour accepter cet objet cinématographique, se résoudre à plonger une dizaine d'heures, un peu plus de deux, en fait, dans une mer goudronneuse, un océan de noirceur qui avance au rythme d'une lente, très lente marée d'hiver. Certes, une histoire, réduite à l'anecdote qu'elle ne peut manquer d'être, fait surface, au gré de vagues aussi indolentes que tranchantes, mais elle ne conduit pas le film, c'est la nuit qui s'en charge, quand bien même il fait jour. Des vies minuscules se heurtent aux limites d'un périmètre tellement fermé qu'il laisse à penser que tout au-delà ne saurait relever que du vide, du rien. Jamais film noir n'aura si bien porté son étiquette.

Tiré, puisqu'il faut un prétexte – au sens de qui précède le texte -, d'une nouvelle de Simenon, The man from London peint un univers d'agonie au milieu duquel, pour une valise de billets, un couple et sa fille, un inspecteur de police, un voleur, un tenancier d'hôtel et quelques figurants qui en ont fini avec toute idée de représentation sociale, évoluent au rythme de leur pas guidés par les rails d'une zone de transit mi-maritime, mi-ferroviaire. L'audace, et ici le mot n'est pas usurpé, tient dans l'exposition d'intériorités jamais révélées mais dont la durée est surexposée jusqu'au malaise. Le plan séquence de quinze minutes qui ouvre le sépulcre est insupportable de lenteur et, de par là-même, irrésistible. Le ferry par lequel l'objet du désir, la valise de billets, arrive telle une bombe à retardement au cœur de ces vies que tout désir a fui, est l'envoyé d'un monde oublié, peut-être même pas su, qui se pose sous le regard de l'homme sentinelle qui mécaniquement actionne des aiguillages en une métaphore dont il semble absent. Du haut de son poste d'observation, il assiste à une transaction meurtrière, sur le quai arrière du débarcadère, dans la coulisse de l'événement que constitue l'arrivée de voyageurs dans ce no man's land si piteusement habité. Pour tout autre film, on aurait à écrire, "A partir de là, les événements s'enchaînent"… Ici, le délitement fait office d'enchaînement, à l'habituelle addition des pistes et preuves–fausses preuves, Béla Tarr substitue la soustraction, l'anti-démonstration par un vide composé d'absurde. Si le noir et blanc mouillé renvoie au Fritz Lang de M le maudit, The man from London congédie immédiatement toutes les conventions du genre et lâche son personnage dans l'étroit labyrinthe d'une vie malgré tout où nulle foule ne le poursuivra. Seule Tilda Swinton, en pure perte, exprimera le vertige et l'angoisse de ce trou noir dans lequel les personnages ne se débattent plus.

L'extraordinaire dérangement que crée The man from London tient dans le radicalisme avec lequel il relègue tous ces grands films et autres chefs-d'œuvre qui peuplent notre mémoire au rayon produit, consommation, addiction et autres complaisances. Béla Tarr appose non seulement une somptueuse esthétique de photographe, de peintre, sur une désespérance qui ne peut plus se payer de mots, mais il lui accorde surtout un temps qui est celui que l'on consent aux mourants, aux grands malades de la vie, aux fantômes de chair. Chez Béla Tarr, les catacombes sont à ciel ouvert et les cieux ne sont que le linceul des solitudes. Imparable.

lundi 4 mai 2009

A l'ombre des Géants

Parfois, des étudiants me demandent ce qu'il faut lire... Vertigineuse question à laquelle je ne puis répondre que par: "Je ne sais pas ce qu'il faut lire, en revanche, je sais pourquoi il faut lire..." Ci-dessous, un texte que j'ai écrit en l'an 2000 pour le ministère de la Culture, dans le cadre de Lire en fête, et qui fut diffusé à 200 000 exemplaires. Dans ce petit recueil offert le temps d'une semaine à la clientèle des librairies achetant au moins deux livres, j'étais précédé par Boutros Boutros-Ghali et suivi par... Sonya Rykiel, c'est dire que le concept de culture brasse large en France. Le thème de ce recueil de textes s'y prêtait, Histoires de Lecture se devait d'être, ni plus ni moins, un exercice d'admiration... Ce fut pour moi l'occasion de payer ma dette.
Ils sont mes amis, mes conseillers, mes pères d'abandon. Enfant multiple, fragmenté au-delà de mes modestes facultés d'assemblage, sans eux, je serais fracassé au fond d'une cave, cernés par les rats et les jouets cassés, la liqueur du dépit, les souffrances sans nom ni origine définis mais entretenues au long des générations. Je les cite souvent – remèdes, huiles essentielles. Je tiens à les partager parce qu'ils me distraient, me sauvent de moi, m'invitent en d'autres vies que je n'aurais pu concevoir en leur absence. Hélas, si ces glorieux sont morts dans leur chair sans la moindre interruption de leur souffle, les cécités nécessaires au profit de l'actualité les dissimulent derrière l'écran de fumée du temps. Quant aux inconnus de longue date ou aux tous nouveaux jeunes fous, la grande loterie fera son office, les emportera à travers les âges de lecteur en lecteurs ou les oubliera vite ou leur déniera même le droit d'exister… En leur temps, cependant, ils auront peut-être eu leur chance. Faust, La Divine Comédie, ou les pensées de Marc-Aurèle, mais aussi le Dahlia Noir, Dalva, n'importe quel Marcel Schwob ou le dernier Murakami, sont des lianes lancées aux enlisés de la vie, pas aux exégètes lettrés. Il s'agit donc de redistribuer un principe actif confisqué par les universitaires ou ignoré par l'instinct grégaire. Dans l'entre-deux désolé, des hommes de bonne volonté fouillent, cherchent, creusent et… passent. Citer, c'est donner l'adresse d'un supplément de vie. Ce que je suis aujourd'hui, ce que je dis et que je fais, ne serait pas sans eux. Pas exactement. Ne pas citer, c'est au mieux se rendre coupable de confiscation du savoir, au pire, s'imaginer que l'on est ce que l'on est, lecteur et/ou auteur, indépendamment d'eux. Si certains préfèrent se prendre ou se faire passer pour les héros de leur extraction, pour ma part il n'en est rien. Il m'a été donné, je restitue.
Un livre n'est pas seulement un ami, il vous aide à en acquérir de nouveaux. Quand vous vous êtes nourri l'esprit et l'âme d'un livre, vous vous êtes enrichi. Mais vous l'êtes trois fois plus quand vous le transmettez ensuite à autrui. Henry Miller


"Le salaud!". Mon admiration ainsi exprimée, il arrive que le livre traverse la pièce et s'écrase sur le mur d'en face. Certains auteurs et leur(s) personnage(s), suscitent chez moi une telle incompréhension du miracle renouvelé que mon admiration peut en effet devenir violente. "Comment est-il arrivé a nous faire rencontrer quelqu'un?" Comment avec ces simples mots simples, John Fante a-t-il pu nous donner la nausée à partir d'un ridicule cageot de clémentines? Seul pitance de l'écrivain désargenté, on en bouffe avec lui jusqu'à sentir monter l'écœurement, à ne plus retenir que l'acidité du trop-plein… Rêves de Bunker Hill transpose à peine la vie de l'auteur, mais avec ce sens du détail globalisant qui donne une vie réelle au "je" du roman. Aucune image ne pourra nous satisfaire autant. C'est moi qui bouffe le cageot de clémentines… "Le salaud!". En plus, c'est fini.

Bien sûr, Antoine Volodine a dû éprouver la légitime satisfaction de celui à qui est décerné un beau prix, celui des lecteurs. Mais nous sommes quelques-uns, mal embouchés, à regretter que son livre échappe à la rareté à laquelle sa qualité le vouait. Des Anges Mineurs, c'était enfin un possible signe de ralliement. Quelque chose d'indéfinissable qui faisait plus sûrement la différence que la blancheur des dents, le statut social ou la couleur des antennes de votre interlocuteur. Lors d'une soirée quelconque, une femme-étincelle, Scorpion ascendant Liane, avec un regard de fée lubrique et d'évidentes dispositions pour la Kundalini en vénusien dans le texte… Vous lui tendez un verre de jus d'orignal 1ère génération… Vous ne quittez pas ses yeux dont l'or scintille à travers les bulles… Et là, sur un ton neutre, vous lui dites : "Des Anges Mineurs". Deux options… 1) Regard vide ou soupçon d'interrogation polie… Pas plus grave que ça, le monde est vaste. Au pire, on peut oublier Volodine le temps d'une nuit alcaline… 2) En retour mesuré, vous entendez : "Oui.". Voix de ventre, remontée parfaitement maîtrisée, vérification instantanée de l'état d'alerte des capteurs sensoriels… Malgré vos circuits d'assistance continue, vos jambes fléchissent quelque peu. Se pourrait-il… Oui, c'est elle. Elle que j'ai croisé en 2058 à la correspondance de Joinville Le Pont. Elle lisait la biographie de Volodine sur son lector intégré mais j'avais décrypté une citation du 21ème narrat sur son iris. Je me souviens, son absence consciente était inversement proportionnelle à la densité de sa présence. On change de dimension, l'identification se fait hors repères normés. C'est l'un de ces privilèges qui crée les communautés, reconstitue les fratries égarées. Et maintenant, c'est foutu. Il a eu le prix. Dans les soirées, il va d'abord falloir faire le tri, écarter ceux qui n'auront imprimé que le bandeau rouge…
P.S. Le Siméon des Saisons de Maurice Pons a échappé, lui, à la dilution dans le nombre. Certes, d'année en année, le cercle s'agrandit. Mais sans tapage. Souterrainement, par le strict jeu secret des passeurs non-professionnels. D'année en année, on surveille de plus près les ongles incarnés. La séance d'amputation que subit Siméon par la main d'un bourreau voué au pire a laissé sa trace. Que le gros orteil tombe et c'est un nouveau claudiquant particulier qui arrive parmi nous. Il est toujours le bien venu. Dans ce cauchemar saisonnier aussi improbable que probant, nous ne seront jamais de trop pour maintenir les pluies à niveau et finir l'alcool de lentilles.

À couilles abattues, il a baisé la grosse hollandaise pour quelques billets ponctuels. Il a aussi cru que Kierkegaard était le chaînon manquant entre lui et Dieu. Mais à travers les pages torrides et désespérées de Septentrion, il a aussi semé quelques nuits, plus libertaires qu'étoilées, au long desquelles on peut s'entretenir avec nos tripes à ciel ouvert. De l'autre côté veille un petit matin blême. Recroquevillé sur un banc, pas une thune en poche, à la porte d'un "ami" dont la femme, peut-être… Rupture de horde pour cause d'irrespect fonctionnel. Bas les masques et la messe est dite. Un peu plus tard, la genèse du Livre interdit par la bêtise au pouvoir, sa vie sous le manteau, sa réédition, sa nouvelle vie, son histoire dans les Carnets de Louis Calaferte, ajoutent encore au sentiment d'avoir vécu un intérieur ignoré, participé à l'expression d'un destin. Le personnage entre au panthéon personnel, pénètre l'intemporel, il n'aura plus jamais d'âge. Sa dérive a changé de couleur, ses lueurs ont abordé nos rives. Il était le seul, ce "je", à pouvoir dire : "Passer à côté des êtres, les manquer, nous ne faisons que ça pendant toute une vie.". Ensuite, il y a ces dix-sept lignes minérales traitant des essentialités, sur le jeu de l'amour et de la dépendance, juste en bas de la page 162 de l'édition originale. Puis, "Le soir s'infiltre par la fenêtre. Nous vivons nos dernières minutes dans l'enclave des sensations fragiles. Pour qu'elles soient brusquement pulvérisées autour de nous, il suffira d'une parole ou d'un geste.". Magie cristalline. A-t-il suffi d'écrire "nous" pour que s'incarne et se partage cette mélancolie? Insondable alchimie de l'écriture, la vie offerte en pâture, en fusion, au contact du secret intime. Ein Soph, l'infini de l'Infini des kabbalistes. "Au commencement était le Sexe" et Calaferte n'était pas loin, sa plume indiquait déjà le nord.

Il faut avoir traversé la banlieue de L.F. Céline, à pieds, de nuit, vers 1920, avec Bardamu. C'est à ces carrefours du temps et de l'écriture que s'est forgée la crédibilité acide d'une vision dont la restitution reste, à ce jour, sans équivalent. Voyage au bout de la nuit a mangé l'Afrique, liquidé New York, "la ville debout", anéantit les notions communes au lecteur - plaisir, découverte, éducation ou voyeurisme. Avec Le Voyage, désormais c'est : place au trip! Catalogue de la misère humaine à qui l'on tendrait bien la main, si le sentiment oppressant que tout est irrémédiablement foutu depuis le chemin des dames ne vous fracassait pas à ce point. "L'homme est lourd! Si lourd!" Et puis, bastingage et sirènes, un gros frisquet brumeux qui vous prend à la gorge… On remonte son col en tirant sur la couette… C'est que Bardamu, on s'appuie ses angoisses depuis un demi globe et quelques tatouages d'horreur pure! On promène notre regard fêlé par la guerre de 14 sur les vers de la reconstruction, celle du pire. La connexion avec l'invisible est irréversible. Jusqu'à ce que le remorqueur siffle… "…son appel a passé le pont, encore une arche, une autre, l'écluse, un autre pont, loin, plus loin… Il appelait vers lui toutes les péniches du fleuve toutes, et la ville entière, et le ciel et la campagne et nous, tout qu'il emmenait, la Seine aussi, tout, qu'on n'en parle plus." Ça siffle encore après… Longtemps après…

Fernando Pessoa était un petit bonhomme gris portant chapeau, lunettes et moustaches. Il écrivait des poèmes sans issue retraçant des paysages croisés plusieurs vies auparavant. Son intelligence vaine habitait le monde méprisé des étoiles, lui se tenait reclus aux bons soins de son tailleur – même sur les photos, ses souliers cirés craquent pas à pas. Homme de tout siècle, ses fers martelaient benoîtement les promenades de la désolation. Intranquille jusqu'à l'immobilité, il méditait ses rêves à l'ombre des planètes dont il calculait l'orbe d'un regard nostalgique. Sa toute petite vie tenait dans une malle mais était assez vaste pour accueillir plusieurs âmes. De leurs ailes tombaient les plumes qu'il trempait dans l'encre. C'est en ces instants où il devenait l'un des autres qu'il éprouvait le plus grand besoin d'évoquer la réalité. Elle l'a rattrapée assez tôt, un jour de 1935, mais elle dut très vite déchanter. Certes, les souliers ne grinçaient plus, mais la malle était pleine et contenait la clé du ciel des poètes éternels.

En 67, à San Francisco, du côté de Height Ashbury, ils devaient être quelques-uns à porter des jeans élimés, des bottes éculées, une veste à franges en peau, peut-être un chapeau à larges bords. Et même d'un mètre quatre-vingt-douze, avec la démarche d'un héron morose zigzagant sous l'emprise d'une substance quelconque, on pouvait encore en trouver deux ou trois exemplaires. Mais Richard Brautigan était seul à être Richard Brautigan. À l'époque, j'ai huit/neuf ans et je suis hyper concentré sur mes maquettes d'avion. Vingt ans plus tard, Une tortue à son balcon tombe entre mes mains, sous mes yeux qui lisent :
Dépense un sou
comme si tu dépensais
un dollar
et dépense un dollar
comme si tu dépensais
un aigle blessé et dépense
un aigle blessé comme si tu
dépensais le ciel lui-même
tout entier.
Et je pleure comme un gamin de huit/neuf ans zigzaguant sur la colline de Heigt Ashbury.

Tout auteur et/ou personnage n'ouvre pas de voie. Tous ne sont pas les inspirés intergalactiques du bobsleigh mental sur nerfs de feu. Nous n'avons pas tous les jours à suivre les Bloom et Dédalus de l'Ulysse de Joyce; ni même à affronter nos peurs, tel le Solal de Cohen dans Belle du Seigneur. C'est affaire de période, de saison de la vie. Mais qu'il s'agisse de Philip Marlowe ou du Docteur Faust, de Martin Eden ou de Madame Edwarda, de Kérouac ou de Castaneda, les pistes initiatiques participent de la même invitation à l'ubiquité, à la cohabitation avec l'Autre en des profondeurs que nous n'atteignons pas de nous-même.
De ces instants, tannés par l'intensité de la restitution et du transfert, par l'énergie invisible qui assure la qualité de la projection, de ces engrammages émerge parfois, de surcroît, l'absolu. Un chef-d'œuvre d'adéquation à l'instant dont la durée n'a d'équivalence que le Temps lui-même. Nous sommes l'autre versant de l'équation. Sans nous, pas d'exactitude, pas d'identité, pas de vie. Pas de miroir. "Nul et non avenu, le chef d'œuvre! Sans moi, t'es rien qu'un ramassis de mots dans le placard de ses pages! Sans moi, sans nous, tu ne passes pas de la consistance à la reconnaissance, pas de l'estime à la popularité, pas du succès à la gloire puis l'immortalité… Alors, ton destin, Livre, Auteur, Personnage, Ecrivain, qui que tu sois, c'est moi, lecteur, qui le fait!"
Sous le cagnard plombant de l'infernale répétition du banal, le lecteur impénitent, d'une claque ou d'un décalque, est toujours récompensé du temps passé à l'ombre des géants.

Olivier DAVID, La Rochelle, VII 2000

dimanche 3 mai 2009

Piqûre de rappel

Un léger frémissement depuis que les porcs causent mexicain et rappellent le cauchemar grippal de 1918 – quelques dizaines de millions de morts… Les récents articles de ce blog à propos des avertissements répétés de Kempf ou des Bioneers américains ont déclenché une altière indifférence, voire un procès en colonialisme. Comment ne pas comprendre? Si j'étais un jeune bangladais de dix-huit ans avec ma copine enceinte et une maison en carton guettant le prochain tsunami, est-ce que je me préoccuperais d'écologie ou d'enrichissement? Eh, oui…
C'est là où l'on glisse du mauvais côté, celui précisément de la mauvaise conscience bourgeoise qui rêve de partager ses excédents capitalistes avec les pauvres pour qu'on lui foute la paix… Cela allégerait la culpabilité, sans aucun doute! Ce genre de considération n'est plus d'actualité…
http://www.lemonde.fr/opinions/article/2009/05/02/mille-milliards-de-tonnes-par-herve-kempf_1188008_3232.html
Kempf revient à la charge dans Le Monde du 2 mai relativement à la grippe porcine… Il cite un ratio à la portée de tous publié par Nature: pour limiter le réchauffement climatique à 2°c (seuil au-delà duquel le réchauffement serait irréversible), entre 2000 et 2050, les émissions de CO² doivent être limitées à 1000 milliards de tonnes – or, depuis 2000, nous en avons déjà dépensé 300 milliards… Eh oui, ne restent plus que 700 milliards pour les quarante années à venir! Et donc, en toute logique, puisque tout le monde n'a pas un téléphone portable, une voiture, une piscine, on ne change rien… Ce qui n'est jamais qu'un alibi construit de toute pièce par les oligarques (Kempf) qui, comme toujours (sauf que cette fois-ci, c'est la dernière!), vont profiter de la panique du fond de leur bunker… Soleil vert, nous voilà!

Mr & Mme LaoZi, restauration à domicile

Jeudi soir après avoir colmaté la fuite du siphon et grillé quatre ou cinq double hapiness en buvant un café, LaoZi a dit: "GanLanShu ne mange pas assez, dimanche je viendrai vous faire à manger. Hâ, hâ, hâ, hâ dimanche!" Et il est parti…
Depuis, le téléphone a beaucoup sonné pour clarifier l'entreprise: le menu, bien sûr, relativement long à définir, et puis ce que ça nous coûterait aussi, enfin la présence de Mme LaoZi, toujours recluse dans son humiliation. J'ai donc précisé que s'ils ne restaient pas tous les deux pour le déjeuner, c'est qu'ils envisageaient d'empoisonner un étranger et que donc je ne pouvais pas accepter. LaoZi a de l'humour, ce n'est pas la moindre de ses qualités.
Ce midi, nous venons donc de monter un cran supplémentaire sur l'échelle de Wang Fu (dénomination personnelle de ma perception non moins personnelle de l'Eggrégore chinois). Mr & Mme LaoZi sont arrivés comme convenu à onze heures tapantes et se sont mis au boulot en cuisine tandis que Xiangfei poursuivait la correction d'un mémoire de licence et que je pondais un cours de Master. Côte à côte sur le grand double bureau, nous faisions surtout l'effort de ne pas croiser nos regards de peur de ne plus contenir le fou-rire qui menaçait. De temps à autres, LaoZi passait silencieusement déposer un bol de cacahuètes grillées ou un bai ye jie (porc haché enroulé dans une feuille de tofu) à déguster en attendant de passer à table… De quoi faire un savoureux cours métrage auquel bien sûr personne n'aurait cru.
Il était 12h30 quand Chi fan! (à table!) a retenti alors que nous étions toujours sur nos copies… J'ai fait quelques photos de la très belle table qui semblait guetter l'arrivée de cinq ou six invités, puis on s'est installé avec force Hao kan (c'est beau) bientôt suivis d'encore plus de Hao chi (c'est bon) et autres Feichang (super très bon) du même acabit. J'ai quand même dû calmer l'insistance de mon ami en lui rappelant que je n'avais qu'une bouche et, puisqu'il fume en mangeant, ramasser ses filtres consumés pour les mettre dans le cendrier ressorti pour l'occasion. Assez vite calés à grands coups de hong shao rou (lard en sauce et recette préférée de Mao) et autres côtelettes de porc aux fèves, il a bien fallu convenir que nous en aurions pour jusqu'à mercredi en mangeant bien…
Il y avait donc matière à discussion! Notamment à destination de Xiangfei qui, en aucun cas et que ce soit clair, ne saurait rivaliser avec une telle paire de cordon bleu. Stoïque et respectueuse, elle a patiemment écouté et remercié des explications qui ne lui permettraient guère que de faire moins bon que d'habitude. Bref, c'était un dimanche avec les beaux-parents à table!
Nous sommes donc en phase d'adoption inversée. Le fils LaoZi et sa femme sont partis pour le 1er mai visiter les parents de celle-ci qui, de toute façon, ne sait "ni faire à manger, ni recevoir, ni se déplacer chez ses beaux-parents". Alors, maintenant qu'ils ont une voiture… En plus, il n'a même pas eu son bac et… Bon, apparemment, la belle-fille, c'est pas ça!
Et nous y voilà donc en cette fin de repas enfumé avec un LaoZi qui commence à s'impatienter. C'est qu'il en a des questions prétextes à tout un tas de discours d'ordinaire si tristement dépourvus d'auditoire! Il attaque fort aujourd'hui! Ce que je pense de Mao! "Et allez hop, tout le monde à la campaaaagne!" J'ai de plus en plus de mal à prendre ces conversations au sérieux… Je fais un effort: "Quelques voyages au-delà des frontières lui auraient peut-être permis une vision plus élargie de la lutte des classes…" Il éclate de rire, le bougre! "Ça aurait rien changé! Les étrangers, vous vous êtes vraiment fait avoir avec cette histoire de république, de parti, etc. Mao, c'est le descendant de Qin! Tout empereur se bat et asservit ce qui doit l'être pour asseoir son pouvoir! Et le Parti, c'est le descendant de Mao!" Waoh! Peut-être pas le scoop absolu mais une belle fin de déjeuner. Enfin, presque la fin! Entre autres pensées bien à lui, LaoZi estime que l'amitié entre la Chine et la France est due aux Japonais et aux Allemands, "Ce sont eux qui nous ont rapprochés, même si les Japonais ont tué plus de Chinois que les Allemands de Français, dui ve la?" Euh, j'ai pas les chiffres en tête, là… Ce qui ne va sûrement pas l'arrêter! "Mais si, mais si! Le Japon, c'est le tigre de l'Asie comme l'Allemagne est le tigre de l'Europe! La France, c'est un loup alors que la Chine, c'est un buffle!" Bon… Et le rapport entre le loup et le buffle? "Je veux bien un café", répond-il… Ils sont partis un peu avant quatre heures, ce soir, on ne mange pas…

samedi 2 mai 2009

Point de vue

De temps à autres, je fais passer de l'info aux étudiant(e)s… Parfois parce que je pense qu'elles n'y ont pas prêté attention, parfois parce que je crois qu'elle n'y ont pas accès, très souvent pour partager, pour susciter un débat, au moins une conversation autour d'un sujet qui nous concerne communément, quand bien même culturellement d'un côté et de l'autre de la grande muraille, quand bien même du même côté physiquement. Bref, quasiment les mêmes…
Quand l'affaire des faux diplômes français pour étudiants chinois a éclaté, j'ai transmis à deux étudiantes sur le départ pour la France les liens que 'Pékin moyen', Français basé à Hainan six mois sur douze, m'avait envoyé. Réaction de l'une d'elles : "Pourquoi est-ce qu'on s'en prend toujours aux étudiants chinois?" et "Les écoles françaises ne sont plus crédibles!".
Hier soir, Lao Zi est venu colmater une fuite sous l'évier. Je lui ai, via Xiangfei, fait passer les chiffres mentionnés par Silouane rapportant les propos de "Hu Deping, le fils de l’ancien secrétaire du PCC, Hu Yaobang, dans le Nanfangzhoumo: le PNB en trente ans a été multiplié par 67 alors que les revenus moyens ont été multipliés par 12." Réponse avec un sourire aussi indéchiffrable que celui de Mona Lisa : « C'est normal, les J.O., les ponts, les fusées, l'armée, ça coûte cher ! »
Aujourd'hui, une étudiante a passé l'après-midi à la maison pour composer la chanson qui conclura la pièce en lice au concours de théâtre universitaire de Shanghai dont je suis l'instigateur et l'intervenant culturel (juste pour dire que je suis impliqué bien au-delà de mon rôle de WaiJiao et que, le temps passant, je double ou triple mes heures de cours). D'échanges de guitares en notes griffonnées, on finit par tirer quelque chose du texte avec un mi-la pour le couplet et un sol-ré pour le refrain qui rêve de faire chanter le public, "C'est la vie, c'est la crise, baby!"… Soyons fous! Et là, j'apprends que la journée de la francophonie n'aura pas lieu à l'université. Motif officiel: pas assez d'activités à proposer. Ah, bon? Et le concours de blog proposé par le consulat, et le concours de rap que je réclame depuis trois ans histoire d'en finir avec "Hélène, je m'appelle Hélène…", et l'atelier de dégustation culinaire qui ravirait tant les étudiants? Problème(s)… Mon ami le doyen est en tournée de conférences en France pour un mois et les monitrices politiques ne parlent pas un mot de français – ce qui ne relève d'ailleurs en rien de leurs attributions…
Aucun blâme pour quiconque lirait point comme absence de, désuétude de pas relativement à la vue. J'aurais aussi pu parler d'œillères, de défaut de perspectives, bref, d'un univers de fonctionnaires travaillant dans la préservation des acquis plutôt que dans l'enrichissement des passerelles. Et donc, enfin parvenus, pour les plus riches, dans une IAE française quelconque, comment ça peut se passer?

mercredi 29 avril 2009

Parole d'homme


Le site Altermonde-sans-frontière met en ligne un poème de Leonard Cohen, chanteur Canado-américain d'origine juive qui eut son heure de gloire dans les années 70 pour son engagement contre la guerre du Vietnam. Le poème intitulé Questions au Shomrim s'adresse à l'organisation juive qui regroupe aux Etats-Unis les policiers et miliciens qui entendent assurer la protection des Juifs américains. Le texte dénonce la guerre, les guerres, Palestine et Vietnam, est évidemment valide concernant l'Irak malgré son antériorité, et se souvient de la fraternité au-delà des frontières…
Cette courte présentation pour rappeler une fois de plus qu'un homme ne peut être réduit à sa nationalité et/ou ses origines, que sa vision du monde ne regarde que lui et que ses convictions, quelles qu'elles soient, ne peuvent trouver refuge derrière un drapeau ou un troupeau. Le courage des braves qui se positionnent s'il le faut en dehors de la masse sourde et aveugle "se nomme aussi amour de leur pays, amour de la vie", comme le dit très bien Jean Dornac d'Altermonde-sans-frontière. Leonard Cohen n'est pas un saint, c'est un homme libre, ses écrits ont l'incomparable justesse de celui qui ne se préoccupe que du respect de la vie. Dès lors toute hiérarchie s'efface, l'homme parle à l'homme de l'homme…

Ci-dessous le texte en français suivi de la version originale en anglais:

Questions au Shomrim
Et mon peuple bâtira-t-il un nouveau Dachau
Pour l’appeler amour,
Sécurité
Culture juive
Pour les enfants aux yeux sombres
Brûlant dans les étoiles
Tous nos chants hurleront-ils
Comme les aigles enragés de la nuit
Dès lors que Yiddish, Arabe, Hébreu et Vietnamien
Sont un mince filet de sang qui marque le côté
De chambres métalliques innommables
Je te connais Chaverim
La jeunesse perdue des nuits d’été de notre enfance
Que nous passions aux coins des rues à découvrir la vie
Dans nos maigres connaissances de Marx et Borochov
Tu m’avais appris la symphonie italienne

Et le Nouveau Monde.
Et fait un sketch sur les enfants Arabes qu’on explose
Tu m’avais appris beaucoup de chansons
Mais aucune aussi triste
Que le napalm tombant lentement dans l’obscurité
Vous étiez nos héros chantants en 48
Oserez-vous vous demander qui vous êtes maintenant
Nous, toi et moi, étions amants autrefois
Car seules les nuits sauvages de lutte dans la neige d’or
Peuvent faire un amour
Nous marchions au clair de lune
Et tu me demandais de mener l’Internationale
Et maintenant mon fils doit mourir
Parce qu’il est Arabe
Et ma mère aussi, parce qu’elle est Juive
Et toi et moi
Pouvons seulement pleurer
Le peuple Juif doit-il
Construire aussi nos Dachaus ?

Léonard Cohen, poème des années 70



Questions for Shomrim
And will my people build a new Dachau
And call it love,
Security,
Jewish culture
For dark-eyed children
Burning in the stars
Will all our songs screech
Like the maddened eagles of the night
Until Yiddish, Arabic, Hebrew, and Vietnamese
Are a thin thread of blood clawing up the side of
Unspeaking steel chambers
I know you, Chaverim
The lost young summer nights of our childhood
We spent on street corners looking for life In our scanty drops of Marx and Borochov.
You taught me the Italian Symphony

And the New World
And gave a skit about blowing up Arab children.
You taught me many songs
But none so sad
As napalm falling slowly in the dark
You were our singing heroes in ’48
Do you dare ask yourselves what you are now
We, you and I, were lovers once
As only wild nights of wrestling in golden snow
Can make one love
We hiked by moonlight
And you asked me to lead the Internationale
And now my son must die
For he’s an Arab
And my mother, too, for she’s a Jew
And you and I Can only cry and wonder
Must Jewish people
Build our Dachaus, too ?

Léonard Cohen, poem from 70’s

http://www.altermonde-sans-frontiere.com/spip.php?article10405

mardi 28 avril 2009

Le temps des icônes

Je me suis arrêté devant le magasin en bas de Shanxi nan lu comme si un fantôme venait de traverser la vitrine. James Dean à Shanghai, je ne m'y attendais pas. La Fureur de Vivre - Rebel without a cause, au pays de Confucius et de la piété filiale, voilà qui mettait une claque supplémentaire aux présupposés que la douane de Pudong ne contrôle pas. Le tee-shirt affiche le visage en gros plan mais j'ai assez vu le film pour reconstituer le reste de l'image, la scène du duel au couteau, tenu haut, le rebelle prêt à bondir telle la bête fauve qu'il incarne. C'est à ce carrefour des années 50 que l'hormonale rébellion de la jeunesse est devenue fait culturel, objet d'étude, et de culte. Je n'étais pas encore né quand l'icône est morte, juste après le tournage du film, mais le blouson col relevé a traversé ma jeunesse comme un coup de couteau dans la France giscardienne. Depuis, on en a croisé quelques autres, VRP post mortem de la contre-culture, ils font tourner la boutique de la société du spectacle – la forme a pris le pas sur le fond, le symbole sur le sens, l'idolâtrie sur le contenu, etc. A Shanghai, on trouvait déjà, de Morrison en Hendrix, de Lennon en Cobain, quelques magasins spécialisés qui vendent à bon profit les vaines icônes issues de la mort nietzschéenne de Dieu et de l'Œdipe freudien, un James Dean grand public, contre toute attente, c'est nouveau. En l'absence tant de père que de repère, l'icône laïque et tragique, forcément tragique, a valeur de boussole dans un monde qui a perdu le nord pour mieux trouver l'est… en passant par l'ouest.


J'en ai d'abord parlé avec Xiangfei puis j'ai demandé aux étudiants. Réponse unanime: "James Dean, connais pas", Kurt Cobain, un peu plus, à peine, mais Hai Zi (1964-1989) poète suicidé en travers des rails où le conduisaient une réforme sans autre fondement que l'enrichissement symbolise parfaitement le désespoir adolescent, la révolte déchiquetée par la machine aveugle. Donc, pourquoi James Dean et pas Hai Zi? Peut-être parce que la société du spectacle ne fait que débarquer en Chine et que l'icône doit avoir été incarnée dans la société du spectacle avant d'être recrachée sous forme de tee-shirt. Le Che, mort en 67 et aussitôt récupéré, et ici toujours d'actualité commerciale, aura fait vendre des millions de tee-shirts sans le moindre rapport avec la révolution bolivarienne ni même assurer le succès du film de Soderbergh. Les critères d'admission à l'iconomanie sont simples: mourir jeune, beau, jusque boutiste, et qu'une image puisse prétendre à résumer l'ensemble. C'est ainsi que Rimbaud est entré en religion de surface par la grâce d'un graffiti d'Ernest Pignon-Ernest et de l'Éducation nationale: peu lu mais étudié, très peu lu mais très en vue, Arthur a été récupéré pour son regard de voyant incarnant LE poète, la Poésie. Mais toujours pas Hai Zi…


Je me souviens d'un vieil enfant français très appliqué sur le plan religieux qui, vers onze / douze ans, renonça au délire catholique pour progressivement se consacrer à la religion des tee-shirts. Plus tard, il dut passer par l'Orient pour retrouver le sens de la spiritualité qui était en lui. Aujourd'hui, je suis relativement en paix et en accord avec une métaphysique très personnelle dont ma culture d'origine m'avait privé. Il en va de même, me semble-t-il, pour les jeunes Chinois qui arboreront James Dean et sa fureur de vivre sans trop savoir de quoi il retourne. Il leur faut aller loin pour adopter des symboles générationnels qui, bien qu'étrangers, s'imposent à leur idéal d'une manière infiniment plus radicale et donc satisfaisante qu'un Jackie Chan qui, objectivement, ne répond à aucun critère. Et Hai Zi relève de l'interdit sur lequel veille Confucius et les gardiens du temple contemporain… N'est-il pas ainsi, a contrario des intentions, mieux préservé? En ce quinzième anniversaire du suicide de Kurt Cobain qui permet essentiellement à sa maison de disques de ressortir un énième coffret complet de l'œuvre, Hai Zi peut continuer de dormir tranquille et inspirer les jeunes lettrés en colère. James Dean se charge de faire tourner la boutique du consumérisme global made in China… En espérant que les clients atteingnent l'âge du sage.

"Il doit en être ainsi : idolâtre du geste, du jeu et du délire, nous aimons les risque-tout tant en poésie qu'en philosophie. Tao Te King va plus loin qu'Une Saison en Enfer ou Ecce Homo. Mais Lao-tse ne nous propose aucun vertige, alors que Rimbaud et Nietzsche, acrobates se démenant à l'extrême d'eux-mêmes, nous invitent à leurs dangers. Seuls nous séduisent les esprits qui se sont détruits pour avoir voulu donner un sens à leur vie."

dimanche 26 avril 2009

A la grande kermesse des maux

Il fait beau, ce qui l'air de rien est une info, d'autant plus qu'il n'y a rien de trop, juste de quoi plonger dans le frigo au retour d'une balade à vélo sans attendre l'apéro… Le fond de l'air est donc un peu frais, il n'y a rien de plus vrai aujourd'hui sous le soleil, juste de quoi rester en retrait comme si le moindre extrait de réel pouvait se résumer d'un trait… Enfin, on peut dire sans craindre le pire qu'une franche tranche de rire nous secoue en apprenant que les vampires transpirent… Et donc, en toute logique, il est l'heure d'un petit kaléidoscope psychotropique:

rue89 - Jackie Chan a réussi son oral de philo appliquée au business made in China en déclarant que "Nous, les Chinois nous avons besoin d'être contrôlés.", ce qui, selon les experts, résume bien ce que la classe dominante pense de la classe moyenne et des pauvres... Bref, au contraire du précédent, l'acrobate martial a gagné l'autorisation de diffusion de son prochain film dans le plus grand marché du monde.

Libé next - Elton John, Paul McCartney et Mick Jagger souffrent de la crise et y laissent quelques millions qu'on essaie désespérément de faire payer aux internautes et autres pirates – pas encore rencontré quelqu'un qui, dans ce domaine, ne soit pas passible de prison. J'abuse peut-être en établissant ce raccourci crise / hadopi mais la même notule de Libé signale que seule la petite famille Beckham n'est pas entrée en récession…

Libé - De passage dans un lycée, Sarkozy cartonne en philo en créditant l'effort en tant que vecteur de plaisir. Du cours de maths en tant que coït, de la moyenne arrachée de justesse en tant qu'orgasme? La récompense… A-t-on jamais vu une otarie faire convenablement son numéro sans la promesse d'une sardine? Après ce scoop psychopédagogique, le grand rival de Jackie Chan pour Les chiffres et les lettres lâche un second scoop tout aussi mémorable à des lycéens consternés: "La vérité, vous devez pas être bilingue, la vérité c'est d'être trilingue". Commentaire d'une lectrice de Libé: "En tant que prof de français, je constate que j'exerce vraiment un métier obsolète... Quel modèle donner aux élèves quand on a un président qui dit : "Y a quand même savoir parler français !"
Libé - Plus gênant, les porcs chassent le poulet au rayon virus mortel… Estimation personnelle: nous sommes à une génération d'un monde végétarien.
Nouvel Obs – L'Islande, 103 000 km² pour 320 000 habitants, vient de basculer à gauche. Deuxième pays le plus développé au monde selon l'indice de développement humain (IDH), l'Islande prend donc en charge un vieux rêve socialement égalitaire – jusqu'au moment où l'on constate que sa population équivaut à peu près à celle de deux ou trois universités de Shanghai…
nonfiction.fr – "L’Unesco et 32 institutions partenaires lancent aujourd’hui la Bibliothèque numérique mondiale (BNM). Ce site Internet propose librement et gratuitement des trésors culturels provenant de bibliothèques et d’archives du monde entier : manuscrits, cartes, livres rares, films, enregistrements sonores, illustrations et photographies. Les fonctions de recherche et de navigation sont proposées en sept langues (anglais, arabe, chinois, espagnol, français, portugais et russe), et les contenus en davantage de langues encore, car une des intentions du projet consiste à favoriser le multilinguisme. Organisée par lieu géographique, par période, par thème et par type de support, la navigation est aisée, les visuels sont de bonne qualité et le descriptif des éléments à la fois pédagogique et approfondi." Vieux débat, la question de savoir si le livre est mort n'a que peu de sens… En revanche, l'accès pour tant de lecteurs à la culture au sens le plus noble qui soit est indéniablement la meilleure info depuis très longtemps.

Courrier international (Time) – Le courrier rapporte un article de nos amis américains qui, comme le reste du monde, s'amuse volontiers de la marotte française pour la grève. Jugée culturelle et issue de 1789, "l'insurrection en réponse à l'adversité" a la capacité de s'adapter à son temps. Les récentes séquestrations de patrons ont été payantes puisque le nombre de licenciement a été revu à la baisse. "Pourquoi s'arrêter en si bon chemin?", conclut le magazine. Ben, oui, pourquoi?

Il était urgent de revenir au présent après avoir vu le superbement traumatisant Adam Resurrected de Paul Schrader. Jeff Goldblum est Adam Stein, clown de cabaret dans le Berlin des années trente. Un soir de spectacle, il humilie sans intention un pauvre hère, homme falot au bord du suicide… Il le retrouvera quelques années plus tard dans la peau du commandant Klein (Willem Dafoe) qui dirige le camp où il est déporté. Pour amuser son maître, il va devoir devenir un chien… De l'homme aux loups au trouble rapport qu'entretiennent dominants et dominés, en passant par l'enfance, la rédemption, le sexe et la psychanalyse, ses illusions et manipulations, de la culpabilité du plaisir au plaisir de la culpabilité, Paul Schrader à qui l'on doit les scenarii de Taxi driver et Raging Bull, mais aussi Mishima et Affliction derrière la caméra, entremêle ses thèmes de prédilection qu'ils jettent au gré d'un savant dosage de malaise et d'esthétisme dans une clinique psy égarée en plein désert du Neguev où tentent de se reconstruire les survivants fracassés de la Shoah. C'est un enfant-chien qui permettra le transfert réussi d'Adam (stupéfiant Jeff Goldblum) en acceptant de redevenir humain tandis que le psy restera impuissant… La résurrection d'Adam est bien celle de l'homme primordial, revenu de l'enfer où le pire l'aura déconstruit, avant de conquérir la douloureuse complétude de l'Adam kadmon cher aux alchimistes de la kabbale. Le film est tiré d'un roman de Yoram Kaniuk et Seymour Simckes.

vendredi 24 avril 2009

HOTTER THAN TEPPANYAKI

Hier soir et un peu plus tard au Logo bar de Xingfu lu, Hotter than teppanyaki avait pour mission d'exporter le monde et d'importer un fun post-idéologique. De planche à laver en yukulele, la bande des six ou sept des deux sexes ont multiplié les improbabilités comme un Lou Reed enfin drôle s'invitant chez Kusturica. Difficile de dire comment sonne ce bœuf mondialisant et si brûlant… Mais peut-être est-ce là l'une de ses principales qualités!
Hotter Than Teppanyaki, featuring...
Sandra - Trumpet; Germany; 37; Lector at SISU; in Shanghai since 3 yrs
Helena - Guitars, drums, ukulele, some vocals, bass; Spain; 31; Lector at SISU; in Shanghai since 3 yrs
Estel - Vocals, drums, guitar (kind of), accordeon, flute (old and new); Catalana; 25; Freelancing translator, interpreter; in Shanghai since 3 yrs
Dave - Vocals, guitar, drums; Britain; 42; Engineer (automotive industry); in Shanghai since 4 yrs
Zhanar - Keyboards; Kazakhstan; 36; Freelancing; in Shanghai since 3 yrs
Takayama - Bass; Japan; 33; Businessman and shops' owner at Taikang lu; in Shanghai since 10 yrs
Albert - Percusions; Catalana; 31; Engineer; in Shanghai since 3 yrs

J'ai connu Helena et Sandra lors d'un dîner de Noël offert à ses "experts" étrangers par l'université. Gros avantage de ce genre de manifestation, vers 8h00, c'est plié, on peut donc aller écumer de ci, delà, en l'occurrence et à l'époque sur Huating lu au Tang Hui désormais fermé, antre électrique gracieusement ou presque alcoolisée… Et puis, "Salut, ça va? / Hola que tal? / Zenme yang?" entre deux navettes infernales d'un campus à l'autre jusqu'au Noël suivant où nous nous sommes contentés de finir les bouteilles abandonnées par les convives qui avaient déserté les lieux. Jusqu'à lundi soir et l'invitation du président de l'université à penser l'avenir éducatif de la Chine tous en chœur, Sandra représentant l'Allemagne… "Hey, Olivier, come to see me and Helena on thursday night, we'll having a gig at Logo…" Le Logo? J'avais déjà oublié les quelques nuits passées là-bas, il y a fort longtemps, avec Xu Tao et Tom… Une autre vie, déjà? Encore? J'ai toujours été très encombré par le présent… Si l'on me demande depuis combien de temps nous vivons ensemble Xiangfei et moi, je réponds: "Euh, je sais pas… Depuis toujours…"
Je n'avais aucune idée de ce que j'allais découvrir sur ce bout d'estrade cernée par un monde entier ne globalisant pas forcément. Au-delà de l'ambiance plus cool c'est la lévitation, il était clair au milieu du nuage de fumée qu'il ne serait pas davantage question de brûlot incantatoire que d'hymne désespéré, juste une gentille faune de tous les âges et aussi peu de frime mais bien décidée à passer un bon moment sans réservation et à un prix décent pour les pas trop pauvres – entrée gratuite, 4€ le mojito. Pas de cerbère à l'entrée, pas d'obligation de consommer!
"Allô, la terre!? Ici Shanghai… On a un problème, on préfèrerait pas rentrer…"
Bref, un casting entre Lynch et Almodovar en stage au bout de l'univers s'empare de la micro scène en ordre très désordonné et Hotter than teppanyaki lâche le manifeste d'un autre monde. Original, le répertoire est pourtant connu de tous les copains de fac et d'ailleurs qui se retrouvent à célébrer un goût certain pour l'absence de barrière artificielle, officielle, circonstancielle... Les textes le disent, l'habituel et néanmoins truculent chauffeur de taxi shanghaien se trouve être le fils naturel de Brian Jones! Les instruments s'échangent comme si l'alternance faisait vraiment partie de ce monde, des gens dansent, les verres se vident entre Dylan revisité du fond d'une usine désaffectée mais affectueuse et le Velvet UnderPogues, et le credo fleure bon l'improbable. La palme à "Lazing around won't get thing done – but i like it!" Like it, like it, yes Ido… Une petite heure plus tard, il est temps d'embrasser ce petit monde apostolique pour le meilleur et pour le rire.
Prochaines apparitions:

May 9th - Anar bar, xingfu lu (xingfu lu tour)

May 16th - Logo bar again

mercredi 22 avril 2009

La grande illusion


Aux propositions faites par Hervé Kempf dans Pour sauver la planète, sortez du capitalisme, s'opposent en toute logique la globalisation marchande, la surconsommation et ses apôtres. Plus ou moins bien intentionnés, les chefs d'États, les chefs d'entreprises, les chefs des médias, redoublent d'effets d'annonce alternant catastrophisme et promesses d'imminente embellie.

Sélection des titres du 21 avril 2009
Aujourd'hui la Chine
*En Chine, à la recherche des stations de sports d'hiver de demain
*Au salon de l'automobile de Shanghai, constructeurs chinois et américains en compétition
*Pour relancer la consommation, l'électroménager part en campagne en Chine
Le Monde
*EDF prépare un grand emprunt obligataire pour les particuliers (en chapeau: Le groupe d'électricité et les principales banques de réseau travaillent à l'élaboration de ce projet, qui ranimerait un marché déserté depuis le milieu des années 90)
*La bourse de Paris perd près de 4% (en chapeau: Francfort a cédé 4,07%, Londres 2,49%, New York 3,56%)
*L'Australie est entrée en récession (en chapeau: La route vers la reprise)
Libération
*Les Molex séquestrent leur patron
*Caterpillar: le protocole d'accord mal accueilli par les salariés
*Comment la lumière pollue l'agglomération (en chapeau: A 79 ans, Juliette est allée au Sahara pour revoir la voie lactée. Elle se souvient qu'en 1959, elle pouvait encore la voir de Saint-Genis Laval)
*Paradis fiscaux: Monaco espère quitter la liste grise avant la fin de l'année.
Eco 89
*Sony Ericsson va licencier 2000 personnes
On pourrait encore continuer longtemps sans même passer en revue la presse internationale…

Rien de bien étonnant à cette déjà vieille rengaine qui génère a contrario les analyses de Kempf (décroissance), Todd (protectionnisme mesuré), Stiegler (réorganisation / redistribution de la puissance publique) et de bien d'autres. La relative nouveauté (oct. 06), c'est que les habituels thuriféraires du marché à tout prix et à tous les prix ont trouvé leur saint, une sorte de Gandhi de la bourse, Muhammad Yunus. Le sujet n'est pas de savoir si cet économiste chevronné est sincère ou pas, si Stockolm a été avisé en pax nobelisant un "prêteur d'espoir", mais plutôt d'essayer de comprendre ce que signifie ce micro-crédit, semble-t-il appliqué avec succès.

Il n'est bien entendu pas question non plus d'ignorer la pauvreté, ni la petite ni la grande, pas plus que le légitime désir d'entreprendre. Il s'agit plutôt de situer les enjeux vitaux d'une telle démarche, ses conséquences à terme sur notre condition globalisée. La pauvreté fait peur, c'est humain, terriblement humain, et beaucoup plus vieux que la pyramide de Maslow, vieille has been d'à peine soixante ans. En revanche, si l'accès au sentiment de sécurité matérielle est légitime, son assimilation à un concept aussi vague, culturel, circonstanciel et historique, que le bonheur relève d'un colonialisme économique. Si l'on passe à l'accumulation de richesses en tant qu'ultime objectif existentiel paré d'universalisme, on bascule dans une pauvreté irrémédiable, celle de l'esprit. Ce que cette pauvreté a d'irrémédiable, c'est qu'elle entraîne la mort de l'humanité.

Tous les signaux sont dans le rouge et pas seulement chez Greenpeace! Du protocole de Kyoto jusqu'au très actuel Durban II, la richesse des uns est la pauvreté des autres et inversement… Dans un monde pré industriel de moins de deux milliards d'individus, la vaste jungle (fut-elle déjà partiellement bétonnée) dictait une loi masculine et patriarcale dont s'accommodaient les lutteurs, les tueurs et les malins. A l'orée du septième milliard d'individus dans un monde hyper industrialisé, chaque jour davantage dérégulé pour davantage de profit dont on regrette qu'il ne tuât pas davantage que le ridicule dont il procède, la nature se rebelle et menace l'espèce. Forée, excavée, pompée au-delà du supportable avant de recracher ses excréments dans son propre système respiratoire, la nature dont l'homme est issu menace d'anéantir aussi bien les lutteurs, les tueurs et les malins, que les saints boutiquiers du social business. C'est là où l'on se pince en se demandant si l'on n'a pas raté un épisode de cette série gore qu'incarne magistralement l'humanité.

Quel est le projet de Yunus? Réformer le capitalisme, aller Vers un nouveau capitalisme ainsi que le programme son livre éponyme paru en 2007 (Jean-Claude Lattès, 280 pages) et encensé par les grands médias traditionnels: "Son modèle, efficace et rentable, a été copié partout dans le monde, jusque dans les pays développés où les banques commerciales classiques rechignent à servir les plus démunis, malgré les pressions des pouvoirs publics et de l'opinion." nous dit Le Monde du 14 avril 2006 ou encore, dans La république des Lettres du 23 avril 2007: "Depuis la fondation de la Grameen Bank, il a lancé de nombreux autres projets en matière d'économie solidaire et de développement social, tels que entre autres des assurances maladies, des prêts aux étudiants et aux mendiants, la location de téléphones portables dans les villages (les "Grameen telephone ladies") ou encore, en association avec le groupe Danone, la distribution à grande échelle de produits laitiers auprès des populations mal nourries (les "Grameen Danone Food")." C'est dans ce généreux esprit qu'Antoine Reboux et Zinedine Zidane vont en tournée de promo du capitalisme pauvre au Bengladesh. Le Comité pour l'Annulation de la Dette du Tiers Monde (CADTM) fait une toute autre lecture qui paraît pleine de bon sens, notamment en se demandant d'une part ce que Yunus fait de l'État et d'une autre quelle peut être la crédibilité d'un spécialiste ne proposant qu'un accès massif au patronat pour toute alternative au prolétariat. Il va encore plus loin en proposant la création d'une bourse sociale, d'un Social wall street journal, etc. C'est à dire, en fait, l'application généralisée du système des subprimes et des faillites boursières à toute la planète. Lève-toi, entreprends et consomme!, scande le Christ de Wall street. Tant que le système sera basé sur l'économie, nous serons condamnés à une relance incessante impliquant une surconsommation catastrophique. Si générosité il y a, ici, elle relève du terrorisme planétaire.

Selon la fondation David Suzuki, nous dépensons 35 trillions de dollars pour remplacer ce que la nature fait gratuitement pour nous, alors que toutes les économies réunies ne peuvent générer que 18 trillions de dollars. Dans le même ordre d'idée, James Woolsey, directeur de la CIA de 93 à 95, assure que les États-Unis empruntent 800 milliards de dollars chaque année pour financer leurs excès de consommation par rapport à ce qu'ils produisent. Un tiers de cette somme, environ 250 milliards de dollars par an, va à l'importation de pétrole, soit près d'1 milliard de dollars par jour pour financer ces importations. On comprend mieux, s'il le fallait, la guerre en Irak! D'ici le milieu du siècle, l'ONU estime à 150 millions, le nombre de réfugiés environnementaux en rapport avec diverses catastrophes climatiques. Et il suffit de considérer une élévation du niveau des océans de dix mètres pour devoir déplacer 65 millions de Bangladais, 150 millions de Chinois, 12 millions de Hollandais, etc., en sachant que l'arctique aura fondu d'ici quelques décennies. Stephen Schneider de la Standford University résume imparablement la situation: "Nous sommes trop nombreux à utiliser trop de ressources trop vite.". Et l'on pourrait poursuivre cette énumération du désastre humain en égrenant les interventions des scientifiques dans The 11th hour, le film produit et commenté par Leonardo di Caprio, réalisé par Leila Conners Peterson et Nadia Peterson. Kenny Aubusel, fondateur de Bioneers suffira pour conclure - sans même parler des océans ou des forêts - en assénant simplement et calmement que nous ne sommes plus que des consommateurs soumis au dieu économie et coupés de la nature qui survivra à nos déprédations – pas nous.

Il est extrêmement choquant que de G20 en "banquier des pauvres", la notion même de capitalisme ne soit pas remise en cause. Non seulement la perpétuation du pire est programmée mais elle est donc aussi étendue à toute âme qui vive ou survive. Satisfaire aux besoins élémentaires de chacun, quels que soient la culture et les convictions de celui-ci, est sans aucun doute possible l'un des rares universalismes défendables en terme de droits de l'homme. Il est cependant tout à fait irresponsable de continuer de produire pour produire, les biens accumulés et excédentaires que possèdent 10% de la planète seraient suffisants à sortir les 90% de pauvres du seuil de dignité sous lequel le capitalisme les a conduits. La faillite du politique a créé Muhammad Yunus et son populisme que l'on peut imaginer de bonne foi mais qui ne consiste qu'à faire grimper de pauvres gens sur une échelle dont ils devront sauter dans la fournaise… "[…] Il serait fatal pour le monde entier que le modèle industriel européen et américain se répande massivement en Asie sans que l'Occident, qui est encore en avance sur l'Asie, ait inventé de nouveaux modèles de croissance et de développement. Et cela signifie que faute d'une action collective, c'est à dire publique, à moyen et à long terme, permettant l'invention de ce nouveau modèle et l'installation de sa nouvelle dynamique, l'avenir est non seulement bouché, mais apocalyptique […]." conclut Bernard Stiegler dans La télécratie contre la démocratie. Nous n'avons pas d'autre issue qu'une maîtrise drastique de la consommation. Dans ce règne de l'avoir, il est plus que temps de réapprendre à être même après la fermeture des hypermarchés. Les solutions à la pauvreté ne sont pas financières, moins encore boursières, elles sont politiques. Il faut revenir à Jean Ziegler qui précise que l'effort ne peut être demandé aux pays émergeants. C'est aux pays riches d'assurer une redistribution des richesses plutôt que d'enseigner le consumérisme qui est en train de nous tuer. Et il n'est plus l'heure de se demander si c'est juste ou pas, utopique ou non, il en va littéralement de la survie de l'humanité.
Il est certes bien difficile d'être sans avoir le minimum mais efforçons nous de sortir de la facilité d'avoir sans être. Nous avons des comptes à rendre aux générations futures, pour l'instant ils sont truqués par l'illusion d'un consumérisme capitaliste indéfiniment renaissant de ses cendres.

http://www.cadtm.org/spip.php?article4228

mardi 21 avril 2009

A l'Est rien de nouveau

A l'est du reste du monde, pour essayer de comprendre on cherche des idées, des livres, plus ou moins philosophiques, des essais romancés ou des romans qui s'essaient à l'analyse, pro ou anti, parfois neutre, des images de tous les âges qui raconteraient l'histoire du mirage sans se limiter aux récits du carnage, sans non plus s'abstraire dans les hautes sphères de la pensée qui semble tant craindre la réalité. C'est un travail, un hobby, une passion, des études ou toute autre forme de nécessité humaine qui repose sur le vivre avec, vivre ensemble, précisément là où les lignes de résistance sont les plus tortueuses, coupantes, déstabilisantes. Une zone d'échange et de compréhension n'apparaît que pour mieux être contredite par son ombre portée, le langage s'effaçant derrière le signe, lui-même zélateur du symbole qui rappelle le langage pour signifier l'intraduisible de son mystère - carrousel d'impressions et de ressentis qui suggère autant de confirmations contradictoires qu'il en faut pour admettre que la certitude n'est pas de mise.

Au royaume des aveugles, le documentaire est roi. Il erre ce document à raison de vingt-six images par seconde sans que l'on sache si un autre sens plus pertinent, peut-être dévoyant les premiers perçus, n'est pas juste là, à la limite extérieure du cadre, ricanant de tant d'entêtement à saisir ce qui refuse de l'être. C'est ainsi que trente-sept ans plus tard, le film d'Antonioni ne révèle toujours rien. De la place Tian an men aux rues de Shanghai en passant par une césarienne, on aura noté par comparaison le formidable essor économique, la réussite technologique, la fin de l'uniforme généralisé et l'émergence d'une société plus civile, c'est à dire rien qui nous renseigne sur ce que signifie être, être ici, hier et/ou aujourd'hui. Peut-être n'est-ce pas là ce qu'il nous faut chercher. Peut-être doit on se contenter d'un surfaçage historique sélectionnant des visages – car bien sûr, il y a montage, il y a écriture…-, un sourire, une réprobation, une indifférence, alternés ou pas, vaine tentative de ne pas dire tout en disant. Il n'y aura guère que Jiang Qing pour décréter que le film est une trahison, un mauvais procès fait à la Nation. Au moins doit-on créditer Antonioni d'un honnête aveu d'impuissance puisqu'il conclut par le proverbe Tu peux dessiner le visage d'un homme mais pas son cœur.

Trente ans après Antonioni, Wang Bing livre neuf heures de documentaire exposant la fin de l'économie planifiée. A l'ouest des rails prend le rythme de l'agonie pour filmer le démantèlement de Tie Xie, gigantesque complexe industriel de Shenyang, au nord du pays. Les derniers hommes errent tels des fantômes dans une immensité désormais vidée de sens. Ils vaquent, se lavent, jouent aux cartes et, à la différence des figurants malgré eux d'Antonioni, parlent, espèrent, désespèrent, tentent maladroitement d'aimer, de vivre et survivre. On ne sait toujours pas qui ils sont. Au contraire, le mystère épaissit. Comment justifier tant d'absurdité? Une débâcle sans révolte, un naufrage en se brossant les dents… Que disent ces images? Que l'autre est celui qui vit tandis que nous ne sommes que celui qui regarde et que son agonie ne donne pas plus de sens à nos vies qu'à la sienne. Nous aurons vu son temps, observé, ausculté son drame sans comprendre comment il est parvenu à vivre ça, sans savoir ce que c'est vivre ça.

Sur encore un autre plan, puisque mêlant documentaire et fiction, mise à plat et théâtralisation, Jia Zhangke revient à la tristesse et l'hébétude des fins de règne. Du barrage des trois gorges au séisme de Chengdu, il filme une souffrance sans fin, sans fond, terrifiante et ordinaire - tristesse et nuage de poussière pour sécher les larmes d'un temps révolu, d'un temps sombre mais connu, qui s'efface devant l'inconnu. 24 city ou la naissance d'une nation moderne, impitoyable par nécessité auto-proclamée, montre l'artificiel humain de vies d'actrices en parallèle au réel inhumain d'ouvriers écartés, éliminés – ces deux mondes se croisent sans se voir, ne partageant plus que le rêve sécurisé d'un appartement dans le complexe 24 city qui va jaillir en lieu et place de l'usine-mère/matrice. Superbes images de solitudes dévastées sous un ciel qui fut bleu… C'est probablement là que naît le grand malentendu, dans la juxtaposition de termes incompatibles que tendent les images: une solitude dévastée ne peut pas être superbe, c'est l'image qui l'est. Pourtant, l'association naturelle achève le massacre de la réalité qui n'a rien de superbe, rien même de remarquable, et est donc très précisément tout ce que l'image ne peut pas montrer.

Circonstanciel, historique, temporel, conjoncturel… Quoi d'autre encore? Rien et c'est ce rien que ces trois films ont réussi à dire.