samedi 16 mai 2009

OUT OF CONTROL - LET'S MOVE!

BigBrother a encore frappé... Quelques anniversaires en cours...
Site inaccessible sauf par détour trop long pour un résultat incomplet...
Donc, rendez-vous désormais à l'adresse suivante:
http://shodavid.blog.lemonde.fr/
A bientôt, j'espère...
Merci à tous!
O*

mercredi 13 mai 2009

Sarkozy et le Nouvel Obs ou le court terme selon Jancovici


Le top gratin du Nouvel Obs a été invité à déjeuner par le Président de la République à l'occasion du deuxième anniversaire de son élection. La vieille gauche en Weston était donc représentée par Jacques Julliard, Denis Olivennes, et Jean Daniel qui relate l'entrevue déjeunatoire dans son blog (hélas inaccessible depuis ce matin). De mémoire, donc, le fondateur du Nouvel Obs se positionne immédiatement en hagiographe, convoquant rien moins qu'Alexandre le Grand, Napoléon et De Gaulle, en incipit et, puisqu'il sait écrire, conclut son billet par un Président qui savoure avec gourmandise l'instant de marquer l'Histoire de sa patte. Comment? En aidant les Américains dans le règlement du conflit israélo-palestinien. On se souvient aussitôt de ces multiples poignées de mains et autres photos souvenir de la fin d'une guerre qui n'a que trop duré. De Saddat en Arafat, de Carter en Clinton, de la Knesset à Camp David, de Perez en Sharon, l'Histoire n'en finit plus de vomir des clichés de réconciliation historique auxquels il faut désormais ajouter Obama et Sarkozy. Bien entendu, pas plus là qu'ailleurs, les marchands d'armes ne seront évoqués… Seul compte, bien plus important que les populations de Gaza, le grand homme en devenir. D'ailleurs, peu importe cette agitation temporelle puisque Jean Daniel, apparemment hébété de fascination face au locataire de l'Élysée, note essentiellement que l'homme n'est pas agressif, qu'il n'est pas du tout stressé par la charge d'un pouvoir qu'il ne peut partager, et que, outre sa conviction d'être le seul à pouvoir sortir la France de la crise, il vient de découvrir que le pouvoir ne rend pas heureux. Doit-on comprendre qu'avant, il le pensait? Des motivations d'un Président… Et ce sera globalement tout pour ce déjeuner historique.
Dans le même temps, Jean-Marc Jancovici publie un livre au Seuil intitulé C'est maintenant! Trois ans pour sauver le monde. Jancovici, c'est l'ingénieur polytechnicien de la galaxie clean de Nicolas Hulot – un monsieur sérieux qui sait de quoi il parle. Il dit entre autres que le pétrole, y'en a plus, que si on ne fait pas quelque chose de fort, d'énorme, très rapidement, il va falloir le faire de manière très brutale, dans trois ans. Il pointe les visions courtermistes des politiques incapables de projeter au-delà de leur mandat et donc d'imposer quoi que ce soit. A l'échelle d'un déjeuner élyséen avec le Nouvel Obs, on en conclut qu'éventuellement après le dîner, voire au petit matin après une partie de poker menteur, l'avenir de l'humanité eut pu être évoqué…
C'est très troublant cet aveuglement volontariste dans le seul intérêt de continuer malgré le mur qui n'a jamais été aussi prêt du bout du nez… Ni plus ni moins une logique de toxico – c'est promis, j'arrête demain… Selon Jancovici qui relaie donc Kempf, dans quelques mois, ce sera trop tard - apparemment pas de quoi troubler la digestion de Jean Daniel.

mardi 12 mai 2009

Une partie du tout de Steve Toltz

En 500 pages de noirceur jubilatoire, Steve Toltz casse la baraque avec un premier roman dont le foisonnement s'étend d'Australie à Paris, d'une génération à l'autre, finalement réunies dans la jungle thaïlandaise avant retour au bush en classe boat people. Une flamboyance ininterrompue centrée sur une relation frères + père/fils, paires de miroirs générationnels embourbées dans une opposition de principe, que l'auteur réussit à embarquer dans des sphères magistrales où la drôlerie contourne le pathétique par quelques élans de pure veulerie humaine ici déclinée en tant que variante du narcissisme. Le père mentor, philosophe honni de tous sauf de deux femmes tellement improbables qu'elles en sont crédibles, ardent défenseur de l'irrationnel appliqué à la matérialité, ne peut résister à la tentation démiurgique de formation du fils (narrateur pour l'essentiel du livre) qui résiste comme il peut pour ne pas sombrer dans les hauteurs (sic) où son père souhaite l'entraîner. Rigoureusement impossible de résumer l'histoire et ses rebondissements spatio-temporels qui ne serait qu'une histoire maligne et bien ficelée de plus (on pense à La conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole) si Steve Toltz, du haut de ses trente-six ans, ne disposait d'une plume virtuose. Que des fou-rires de lecture réveillent ma compagne au milieu de la nuit ne m'est pas arrivé si souvent que ça. Quelques extraits en hommage au travail de Jean Léger, le second auteur tragiquement méprisé qu'est tout bon traducteur…

L'adolescent, principal narrateur (quand ce n'est pas le père, notamment via ses carnets illuminés), est confronté à la folie plus ou moins furieuse des adultes au pouvoir (père, mère, prof, etc.), propriétaires du frigidaire et de tous les accesits en générale, et plus particulièrement à la folie de son père qui semble avoir davantage besoin de lui que l'inverse…
"Je suis amoureuse du frère de mon mari", m'a déclaré Caroline comme si elle était dans une émission de télé et que j'ignorais les noms des intéressés. (…)
"Je sais que c'est dur, Caroline. Mais tu ne peux pas tenir encore un petit peu?
-Jusqu'à la mort de ton père? Je me sens si coupable! Je compte les jours. Je voudrais qu'il meure."
(…) J'ai résolu d'en parler à papa, avec prudence bien sûr, pour le supplier de la donner à Terry pendant qu'il était encore en vie. Je savais que c'était un sujet douloureux, mais pour Caroline, pour l'image de ses yeux tristes et fous, il me fallait aborder le sujet. (p. 440/441)

Un peu plus tôt dans la vie du roman, Jasper Dean doit assumer les intrusions de son père, Martin, dans la classe de Mr White dont il s'efforce de subir stoïquement l'académisme de l'instruction.
Le lendemain du jour où je lui ai montré mon devoir sur Hamlet, il est entré dans la classe de littérature anglaise et s'est glissé sur une chaise en bois au fond de la salle. Mr White était en train d'écrire le mot intertextualité au tableau noir à ce moment-là, et quand il s'est retourné il a vu un quadragénaire parmi tous ces imbéciles au frais minois, il a été surpris. Il a jeté à mon père un regard désapprobateur, comme s'il se préparait à réprimander un élève pour s'être laissé aller à vieillir spontanément en plein milieu du cours.
"Un peu léthargique ici, non?
- Pardon?
- J'ai dit qu'il est un peu difficile de penser, ici, non?
- Je suis désolé, vous êtes…
- Un père inquiet.
- Vous êtes le père d'un élève de cette classe?
- Peut-être que l'adjectif inquiet est un euphémisme. Quand je pense qu'il est sous votre tutelle, je commence à saigner des yeux.
- Qui est votre fils?
- Je n'ai pas honte de dire que mon fils est la créature étiquetée Jasper."
Mr White m'a lancé un regard sévère tandis que j'essayais de me fondre dans ma chaise. "Jasper? C'est votre père?"
J'ai acquiescé. Que pouvais-je faire d'autre?
"Si vous désirez parler avec moi de votre fils, nous pouvons prendre rendez-vous…
- Je n'ai pas besoin de vous parler de mon fils. Je connais mon fils. Et vous?
- Bien sûr. Jasper est dans ma classe depuis le début de l'année.
- Et les autres? Suffisamment pour qu'ils puisent lire et écrire. Bravo. Voilà du bon boulot. Mais est-ce que vous les connaissez? Parce que si vous ne vous connaissez pas, vous ne pouvez pas les aider à se connaître eux-mêmes, et vous perdez probablement le temps de tout le monde ici à entraîner une armée de clones terrifiés, ce que vous autres ternes professeurs, dans cet endroit miteux géré par l'État, êtes enclins à faire, vous qui dites aux élèves quoi penser au lieu de comment, et essayez de les faire entrer dans le moule du parfait futur contribuable au lieu de prendre la peine de découvrir qui ils sont." (p. 268/269)

C'était juste au hasard des nombreuses pages cornées du roman. Il faudrait ajouter que l'oncle Terry est l'un des plus célèbres tueur en série d'Australie, mentionner l'assassinat de la mère par des terroristes et le placement sous tutelle de Jasper pendant que son père fait un petit stage en HP, rapporter les amours de Jasper avec Tour infernale… Etc.

Steve Toltz a l'intelligence, l'humour et la sensibilité, d'un saltimbanque qui a beaucoup lu là où il posait sa caravane, ça ne se boude pas.

lundi 11 mai 2009

Wanted!

J'ai pris cette photo lors d'un vernissage à Moganshan lu, il y a deux ans de ça – quoique… un an et demi, deux ans et demi? Comme un vieux chacal libidineux mais néanmoins esthète, j'ai flashé au propre comme au figuré sur cette toile d'un jeune peintre chinois dont je n'ai pas noté le nom. Depuis, à chaque fois que je la croise aux archives, troisième sous-sol en entrant par le disque D, je me dis que c'est dommage de garder ça dans le placard électronique…
C'est les limbes que t'as peint, là, coco! Cet endroit sans géographie ni destination qui nous guette tous, entre délivrance de l'ultime soupir et "La pourriture de milord est avancée", et tu as réussi à l'apaiser, à le sanctuairiser en un rituel de couleurs tribales - la tribu des humains… Tu sais qu'un paquet de faiseurs se feraient bien couper quelques doigts pour lâcher ça, comme ça, dans une expo petits-fours, rouge australien…
Si quelqu'un connaît l'artiste, c'est avec plaisir et repentance que je mettrai ses coordonnées en références.

Sur le chemin de la grande école

D'expo 2010 en "pays émergeant", de y'a intérêt que ça turbine en faut bien loger les nouveaux riches et leurs bagnoles, l'autoroute qui mène à la grande école (da xue 大 学 = université) est fermée et le restera encore un an pour cause d'expansion. C'est à dire que la navette qui part du bout de la ligne 1 passe désormais par la banlieue et met une heure au lieu d'une demie par l'autoroute. Joie du bourlingage en tape-cul sur routes défoncées avec retour d'échappement dans la carlingue. Autant faire quelques photos pour occuper le trajet, ça me changera de mes ratiocinations raisonneuses… Wenti! Y'a rien à photographier - dead zone! Si ce n'est des kilomètres et des kilomètres de travaux, de chantiers, de buildings en construction… Quand même trouvé quelques gens, mais bon… Enfin voilà, c'est ci-dessous…
Va falloir tenir...

dimanche 10 mai 2009

Viatiques

C'est à la fin d'un cours, l'an dernier, que V. me demanda: "Comment tu fais pour te souvenir de toutes ces citations?" Je fus troublé pour deux raisons. La première, c'est que je ne connais que très peu de citations et que ma mémoire est pour le moins capricieuse; la seconde est encore plus proche de la honte dans la mesure où l'abondance de citations relève d'une fatuité tellement évidente chez l'interlocuteur que l'on craint soudain de s'être aveuglément cloué soi-même au pilori du ridicule. A son corps défendant, V. me força donc à un examen rétrospectif, non seulement du cours, mais, plus globalement, de l'usage de la citation. Une fois de plus, le nécessaire feedback du principe éducatif était démontré puisque grâce à V., merci à lui, j'ai pris conscience du détournement que j'opérais sur les quelques citations à mon répertoire pour en faire de véritables viatiques personnels.
Je crois que celle dont j'ai le plus usé et abusé revient à Mallarmé. Dans ses Divagations, il s'en prend à la boucherie de 1870 et fustige le fatalisme des fantassins chair à canon: "Il y en a qui se sont crus braves parce qu'ils n'avaient pas le courage de fuir." Pour quelqu'un qui supporte mal les douloureux statu quo perçus comme autant d'enlisements rédhibitoires, c'est du pain béni! Bravoure, courage et fuite soudain réunis en un trio inespéré, délivrent une salvatrice possibilité d'échappatoire à toute situation jugée inacceptable car trop désavantageuse, sans issue positive envisageable. De là à manquer de persévérance, il n'y a qu'un pas que Jack Kerouac nous aide à ne pas franchir: "Il n'y a rien de plus noble que de s'accommoder des quelques désagréments que nous apportent les serpents et la poussière pour jouir d'une liberté absolue." Avec ça, la panique est congédiée, la fuite ne peut plus être qu'un choix, celui de la liberté du refus de subir. C'est ainsi que la citation échappe à son contexte, au magma dans lequel elle était enchâssée, pour devenir un objet autonome, un viatique pour le meilleur et parfois pour le pire. "L'enfer, c'est les autres" et/ou "On existe que sous le regard des autres" de Sartre sont généralement balancés du haut d'un air pénétré peu en rapport avec l'ironie revendiquée par l'auteur au moment de pointer l'incapacité de l'homme à se définir et se juger par lui-même. Si la citation est une mise en exergue valorisant la pensée d'un écrivain, le viatique est un détournement, pour le moins une extension du sens premier, visant à crédibiliser une situation à laquelle il se prête.
On peut également remarquer que certaines thématiques favorisent des enchaînements pour ainsi dire inévitables. Si la discussion amène Paul Ricoeur et "Les révolutions sont le résultat des réformes qu'on n'a pas faites.", il est en effet difficile d'éviter "Au révolutionnaire, je préfère l'évolutionnaire." de Musil. Et là, dans le regard de l'étudiant: "Waoh, un puits de science!" Pas vraiment, en fait! La citation de Ricoeur provient d'une interview dans Télérama, celle de Musil de son Journal que je n'ai jamais pu lire in extenso… Le puits de science supposé est beaucoup plus proche du punching ball dans la mesure où ces quelques aphorismes, maximes, fulgurances, etc, ont été de formidables uppercuts imposant ipso facto une relecture du monde. Peu de chance pour que la cicatrice ne démange pas un jour ou l'autre…
Il faut également ajouter pour justifier la préférence de viatique à citation que celle-ci voyage si bien qu'il lui arrive de perdre son auteur. La première fois que j'ai entendu "Life is what happen to you while you're busy making other plans", John Lennon était derrière le micro et je lui en conçus aussitôt une reconnaissance éternelle. Quel génie, ce Lennon!, répétai-je à l'envi, citant le message… Jusqu'au jour où j'ai découvert qu'un certain Oscar Wilde avait écrit ça un petit siècle plus tôt. La citation concerne un auteur, le viatique tient du voyage temporel. La palme d'or revenant probablement à "Deviens qui tu es." dont la dernière manifestation en date est due à un équipementier sportif qui s'est bien gardé de mentionner un quelconque auteur – difficulté du choix peut-être puisque attribué à Nietzsche, lui-même grand étudiant de Goethe qui en fit usage, tous deux grands défricheurs des présocratiques en grec dans le texte, et que Pindare, l'auteur originel, est né quelques cinq siècles avant J.C.. Difficile de faire mieux! Le "Connais-toi toi-même…" du temple de Delphes fait alors pâle figure et "L'unique devoir d'un homme, c'est d'être heureux." de Diderot n'apparaît plus qu'en tant que post-scriptum.
Quelques inclassables, les atypiques chers à Silouane, complètent, personnalisent, la besace du voyageur au long cours de la vie si courte. La citation prend alors une couleur particulière, à la lumière crue de l'illumination foudroyante se substitue quelques clairs-obscurs qui gagneront au ton de la confidence. "La littérature est la preuve que la vie ne suffit pas." de Pessoa ou "Ne désespérez jamais, faites infuser davantage." de Michaux créent ainsi de beaux échos entrelacés que se repassent les lecteurs-écriveurs au gré de leurs insomnies. Si quelques seigneurs, tel que Kierkegaard, nous assassinent pour la bonne cause avec "Les gens exigent la liberté d'expression pour compenser la liberté de penser qu'ils préfèrent éviter.", "La vie n'est pas un problème à résoudre mais une réalité dont il faut faire l'expérience.", ou Calaferte qui estimait que "La mesure de notre liberté intérieure est inféodée à notre degré personnel d'état de conscience.", s'ils tuent d'une phrase, c'est qu'il faut "Clarifier vos intentions.", selon Krishnamurti, alors que "Être vrai, peu le peuvent!" assène Nietzsche. Peut-on demander à ces viatiques de nous révéler notre vérité? La mosaïque ainsi constituée peut-elle avoir valeur d'estampille d'une identité qui se dérobe sans cesse? Je laisse la réponse à Cesare Pavese dans… Le métier de vivre:
"La grande tâche de la vie, c'est de se justifier. Se justifier, c'est célébrer un rite. Toujours."

samedi 9 mai 2009

La serre sans verre de Ye Zhaoyan


Ce fut somme toute assez pénible de venir à bout de ces 338 pages… Cela fonctionne pourtant – la qualité de la narration n'est certes pas en cause. Et puis, le procédé est rassurant et permet d'évoquer le pire pour ne plus en retenir qu'un sourire: la révolution culturelle vue par un enfant. Mouais… Et donc les gardes rouges sont toujours aussi crétins, bestiaux, incohérents, etc., la population martyrisée toujours aussi lâche, empêtrée dans ses histoires de coucheries contre-révolutionnaires vues et relues cent fois, etc. Au bout du compte, on navigue dans les méandres d'une pagnolade picaresque où la vie des uns et des autres, enfants, adultes, vieillards, des deux sexes, s'accommode plutôt bien que mal de l'une des hécatombes maoïstes. On rebondit un peu sur le plus tard, on évoque même Shu Qi et quelques sites pré adsl pour faire canaille, mais rien n'y fait, il manque les dessins ou les images qui nous épargneraient cette lecture. Ce n'est même pas écrit à plat, comme on a pu le dire du nouveau roman, ce n'est pas écrit du tout. Du temps où il faisait du cinéma, Zhang Yimou s'était chargé de la besogne avec Vivre / To live en adaptant Huo zhe de Yu Hua. Il est possible que La serre sans verre soit un jour un succès de cinéma, pour ce qui est de la littérature, le roman est à recommandé aux insomniaques. Un personnage résiste cependant au rouleau compresseur normatif, une certaine Petite hirondelle (Xiao yan?), perverse, manipulatrice et pour tout dire maléfique, portant une sorte d'humanité nihiliste dans un concert de pleutres à moitié décérébrés… En refermant le livre, soulagé comme un bon étudiant venu à bout d'un pensum, je me suis demandé ce qui avait pu motiver l'éditeur…
La réponse est en bas de page 3 et milieu de page 5:
Ouvrage publié avec le concours du Bureau d'information du Conseil des Affaires d'État de la République populaire de Chine / Roman traduit du chinois par Wang Jian yu

SDF

Ils sont de plus en plus nombreux, d'ouest en est et du nord au sud... Déclassés, humiliés, anéantis par leur incapacité à se conformer à la dictature fonctionnelle, matérialiste, numérologique, mortellement absurde. Et s'ils n'étaient que des précurseurs? ... Un court texte pour leur dire qu'ils sont le monde, le sel de la terre, et que leur damnation n'est qu'une question de lecture, de grammaire sociale et tristement culturelle, et que les miroirs qui leur sont tendus, le sont par des larves dont la suffisance est autrement plus nocive que leur misère...

Jehann s'arrête et se retourne. Les mains au chaud dans les poches de son manteau, il observe l'épave humaine qui l'a interpellé. Son infirmité accentuée par l'urgence soudaine qui vient de lui traverser l'esprit, l'homme déchu le rattrape en traînant la patte. Crasseux au point de se confondre avec le sol mouillé, il ricane et trie les glaires au fond de sa gorge. L'affaire dont il souhaite entretenir Jehann semble de la plus haute importance.

- Tu sais ce que ça veut dire sdf?

Jehann réfléchit un instant, inspecte le délabrement de l'homme qui bombe le torse et rétorque des éclairs de défi. Un crachat entre leurs pieds, encore un pas, et sa misère devient menaçante. Jehann s'assied sur l'aile d'une voiture, le long du trottoir où vit le clochard.

- Stricto Dei Fatum?
- Quoi? Nan, nan, c'est pas ça. Z'avez perdu mon pauv' monsieur! La réponse, c'est Sans Destin Favorable! Z'êtes bon pour une p'tite pièce et un peu de tabac…
Jehann sourit et vide ses poches, abandonne son paquet de cigarettes et toute sa monnaie sur le capot de la voiture. Le clochard va pour s'emparer de son maigre butin lorsque Jehann plaque sa main par-dessus.

- Accorde-moi une revanche. Quitte ou double.

Décontenancé, le malheureux s'assied à côté de Jehann qui allume deux cigarettes et lui en tend une. Il grogne, mime une colère difficilement contenue, mais n'ose plus regarder l'homme de bien qui accepte de lui parler, de jouer à la vie avec lui. D'un signe de tête dans le vide, il donne enfin son accord.

- Quelle est l'origine du monde?

Le clochard se relève d'un bond et lance un grand coup de pied invalide dans un pneu de la voiture.

- Pas celle-là! C'est dégueulasse!
- Mon manteau, si tu trouves.

Le clochard apprécie la qualité de l'étoffe entre son pouce et son index, puis jette à nouveau ses godillots en tous sens. Les cailloux du trottoir défoncé crépitent contre les bas de murs et les carrosseries. Jehann allonge ses jambes sur le capot et s'adosse au pare-brise.

- J'ai le droit à combien de réponses?
- Une seule.
Le clochard gémit, s'arrache les cheveux, puis se laisse glisser le long du mur en fixant la nuit de ses yeux fous, là-haut dans les vestiges du ciel. Une plainte toute en fêlure et vents contraires quitte son ventre. Au sol, il se recroqueville, assis sur ses talons, les bras enserrant les jambes. Il se balance sur lui-même, berçant le chuintement que laisse échapper ses mâchoires serrées. Soudain, il se lève et fond sur Jehann.

- C'est quand la limite?
- Le petit jour.
- Quelle heure il est?
- Je ne sais pas.
- C'est quoi la question déjà?
- Quelle est l'origine du monde?
- Tu le sais, toi?
- Chacun le sait.

Les yeux fermés, Jehann rêve du clochard redevenu conquérant de l'inutile comme de lui-même. Un soleil de nuit tout neuf, vêtu d'un manteau de prix gagné après d'âpres négociations avec les étoiles. Alors la paix, même relative - celle du clochard et de ceux qu'il croisera. Ainsi, les tenants de l'enfer pavé de bonnes intentions ou du mieux ennemi du bien en seront pour leurs frais. Sourire à cette évocation. Contredisant la satisfaction de Jehann, le malheureux est toujours accroupi au pied du mur, ivre de peur et de misère, fouillant ses lambeaux de conscience. De nombreux groupes croisent le duo dépareillé. Insultes et promesses de coups sont adressées au clochard. D'une voix douce, sans bouger ni même ouvrir les yeux, Jehann demande que cela cesse. Et cela cesse. Aussitôt, d'un regard halluciné, le clochard reprend son examen de la nuit comme si la réponse était dissimulée là, juste devant lui, derrière le voile grisâtre de sa vie entière ou cachée dans les noirceurs abyssales de son histoire récente, quelque part entre le châssis de la voiture et le rebord du trottoir. Le froid n'épargne même pas la sauvagerie de sa mémoire qui grelotte à l'abri de rien tandis que sa barbe mitée scintille de givre.

Bon Dieu d'bois, c'que j'm'en fous d'sa foutue question! Et d'la réponse alors! Putain, je crois bien qu'j'me les suis jamais autant gelées! Fumier, va! C'est pas un manteau qu'il a, c'est une vraie couverture! Doit être chaud comme un duvet avec de la vraie plume…On doit être comme dans le ventre de la mère, là-d'dans…Comme quand j'étais p'tit.

À intervalles réguliers, un léger filet de vapeur blanche sort des narines de Jehann. Il n'a pas bougé de la nuit, pas même sorti les mains de ses poches. Aux premières lueurs de l'aube, il ouvre les yeux, glisse sur le capot et reprend sa position, assis sur l'aile. Le clochard sanglote au pied du mur, transi de froid, accablé de fatigue et de multiples carences.

- Pourquoi est-ce que tu pleures?
- J'crois qu'j'ai trouvé…

Le regard délavé par les larmes, le clochard tente d'énoncer sa réponse mais sa bouche trop mouillée l'en empêche. Jehann quitte son appui, déboutonne son manteau dont il se défait, puis il s'accroupit face au clochard afin d'étendre le tissu en une sorte de tente au-dessus de leurs têtes. À la flamme de son briquet, il déchiffre le regard noyé d'effroi de l'homme perdu qui, du bout de ses doigts gourds, effleurent ses lèvres gercées comme s'il hésitait entre extraire les mots de sa bouche et les y enfouir pour toujours.

- Dis-le.
- C'est… C'est moi.
- Bien. Très bien. Comme tout un chacun. Le début et la fin. Le cercle…
- Mais… alors… Si le monde est pourri, c'est qu'j'suis…
- Tss, tss! Si le monde était si pourri, un peu de bon sens ne permettrait pas de gagner un manteau.

Jehann relève le clochard par les épaules et lui enfile le manteau avec une joie non dissimulée. Son œuvre a fière allure, il l'embrasse chaleureusement, recule de quelques pas pour mieux apprécier l'ensemble. Exhibant quelques chicots, le clochard sourit, s'essaie à prendre la pose.

- Eh bien, voilà un monde dont le corps est assez chaud pour qu'il s'occupe de son âme!
- Comment on fait ça?
- Continue de pleurer la nuit, de raconter ton histoire au vent silencieux. L'eau et la lune sont fécondes, il faut juste que la brise leur dise…
- T'es cinglé!
- Ne t'occupe pas de ce que l'on raconte, mon ami. Et n'oublie plus jamais que tu es le monde!

Jehann part à reculons dans le froid du petit matin, léger et serein, vêtu d'un simple pull. Après qu'il se soit retourné, le clochard le regarde encore longuement, jusqu'au bout de l'avenue encombrée des ruines de l'autre monde.

The man from London de Béla Tarr

Il faut, pour accepter cet objet cinématographique, se résoudre à plonger une dizaine d'heures, un peu plus de deux, en fait, dans une mer goudronneuse, un océan de noirceur qui avance au rythme d'une lente, très lente marée d'hiver. Certes, une histoire, réduite à l'anecdote qu'elle ne peut manquer d'être, fait surface, au gré de vagues aussi indolentes que tranchantes, mais elle ne conduit pas le film, c'est la nuit qui s'en charge, quand bien même il fait jour. Des vies minuscules se heurtent aux limites d'un périmètre tellement fermé qu'il laisse à penser que tout au-delà ne saurait relever que du vide, du rien. Jamais film noir n'aura si bien porté son étiquette.

Tiré, puisqu'il faut un prétexte – au sens de qui précède le texte -, d'une nouvelle de Simenon, The man from London peint un univers d'agonie au milieu duquel, pour une valise de billets, un couple et sa fille, un inspecteur de police, un voleur, un tenancier d'hôtel et quelques figurants qui en ont fini avec toute idée de représentation sociale, évoluent au rythme de leur pas guidés par les rails d'une zone de transit mi-maritime, mi-ferroviaire. L'audace, et ici le mot n'est pas usurpé, tient dans l'exposition d'intériorités jamais révélées mais dont la durée est surexposée jusqu'au malaise. Le plan séquence de quinze minutes qui ouvre le sépulcre est insupportable de lenteur et, de par là-même, irrésistible. Le ferry par lequel l'objet du désir, la valise de billets, arrive telle une bombe à retardement au cœur de ces vies que tout désir a fui, est l'envoyé d'un monde oublié, peut-être même pas su, qui se pose sous le regard de l'homme sentinelle qui mécaniquement actionne des aiguillages en une métaphore dont il semble absent. Du haut de son poste d'observation, il assiste à une transaction meurtrière, sur le quai arrière du débarcadère, dans la coulisse de l'événement que constitue l'arrivée de voyageurs dans ce no man's land si piteusement habité. Pour tout autre film, on aurait à écrire, "A partir de là, les événements s'enchaînent"… Ici, le délitement fait office d'enchaînement, à l'habituelle addition des pistes et preuves–fausses preuves, Béla Tarr substitue la soustraction, l'anti-démonstration par un vide composé d'absurde. Si le noir et blanc mouillé renvoie au Fritz Lang de M le maudit, The man from London congédie immédiatement toutes les conventions du genre et lâche son personnage dans l'étroit labyrinthe d'une vie malgré tout où nulle foule ne le poursuivra. Seule Tilda Swinton, en pure perte, exprimera le vertige et l'angoisse de ce trou noir dans lequel les personnages ne se débattent plus.

L'extraordinaire dérangement que crée The man from London tient dans le radicalisme avec lequel il relègue tous ces grands films et autres chefs-d'œuvre qui peuplent notre mémoire au rayon produit, consommation, addiction et autres complaisances. Béla Tarr appose non seulement une somptueuse esthétique de photographe, de peintre, sur une désespérance qui ne peut plus se payer de mots, mais il lui accorde surtout un temps qui est celui que l'on consent aux mourants, aux grands malades de la vie, aux fantômes de chair. Chez Béla Tarr, les catacombes sont à ciel ouvert et les cieux ne sont que le linceul des solitudes. Imparable.

lundi 4 mai 2009

A l'ombre des Géants

Parfois, des étudiants me demandent ce qu'il faut lire... Vertigineuse question à laquelle je ne puis répondre que par: "Je ne sais pas ce qu'il faut lire, en revanche, je sais pourquoi il faut lire..." Ci-dessous, un texte que j'ai écrit en l'an 2000 pour le ministère de la Culture, dans le cadre de Lire en fête, et qui fut diffusé à 200 000 exemplaires. Dans ce petit recueil offert le temps d'une semaine à la clientèle des librairies achetant au moins deux livres, j'étais précédé par Boutros Boutros-Ghali et suivi par... Sonya Rykiel, c'est dire que le concept de culture brasse large en France. Le thème de ce recueil de textes s'y prêtait, Histoires de Lecture se devait d'être, ni plus ni moins, un exercice d'admiration... Ce fut pour moi l'occasion de payer ma dette.
Ils sont mes amis, mes conseillers, mes pères d'abandon. Enfant multiple, fragmenté au-delà de mes modestes facultés d'assemblage, sans eux, je serais fracassé au fond d'une cave, cernés par les rats et les jouets cassés, la liqueur du dépit, les souffrances sans nom ni origine définis mais entretenues au long des générations. Je les cite souvent – remèdes, huiles essentielles. Je tiens à les partager parce qu'ils me distraient, me sauvent de moi, m'invitent en d'autres vies que je n'aurais pu concevoir en leur absence. Hélas, si ces glorieux sont morts dans leur chair sans la moindre interruption de leur souffle, les cécités nécessaires au profit de l'actualité les dissimulent derrière l'écran de fumée du temps. Quant aux inconnus de longue date ou aux tous nouveaux jeunes fous, la grande loterie fera son office, les emportera à travers les âges de lecteur en lecteurs ou les oubliera vite ou leur déniera même le droit d'exister… En leur temps, cependant, ils auront peut-être eu leur chance. Faust, La Divine Comédie, ou les pensées de Marc-Aurèle, mais aussi le Dahlia Noir, Dalva, n'importe quel Marcel Schwob ou le dernier Murakami, sont des lianes lancées aux enlisés de la vie, pas aux exégètes lettrés. Il s'agit donc de redistribuer un principe actif confisqué par les universitaires ou ignoré par l'instinct grégaire. Dans l'entre-deux désolé, des hommes de bonne volonté fouillent, cherchent, creusent et… passent. Citer, c'est donner l'adresse d'un supplément de vie. Ce que je suis aujourd'hui, ce que je dis et que je fais, ne serait pas sans eux. Pas exactement. Ne pas citer, c'est au mieux se rendre coupable de confiscation du savoir, au pire, s'imaginer que l'on est ce que l'on est, lecteur et/ou auteur, indépendamment d'eux. Si certains préfèrent se prendre ou se faire passer pour les héros de leur extraction, pour ma part il n'en est rien. Il m'a été donné, je restitue.
Un livre n'est pas seulement un ami, il vous aide à en acquérir de nouveaux. Quand vous vous êtes nourri l'esprit et l'âme d'un livre, vous vous êtes enrichi. Mais vous l'êtes trois fois plus quand vous le transmettez ensuite à autrui. Henry Miller


"Le salaud!". Mon admiration ainsi exprimée, il arrive que le livre traverse la pièce et s'écrase sur le mur d'en face. Certains auteurs et leur(s) personnage(s), suscitent chez moi une telle incompréhension du miracle renouvelé que mon admiration peut en effet devenir violente. "Comment est-il arrivé a nous faire rencontrer quelqu'un?" Comment avec ces simples mots simples, John Fante a-t-il pu nous donner la nausée à partir d'un ridicule cageot de clémentines? Seul pitance de l'écrivain désargenté, on en bouffe avec lui jusqu'à sentir monter l'écœurement, à ne plus retenir que l'acidité du trop-plein… Rêves de Bunker Hill transpose à peine la vie de l'auteur, mais avec ce sens du détail globalisant qui donne une vie réelle au "je" du roman. Aucune image ne pourra nous satisfaire autant. C'est moi qui bouffe le cageot de clémentines… "Le salaud!". En plus, c'est fini.

Bien sûr, Antoine Volodine a dû éprouver la légitime satisfaction de celui à qui est décerné un beau prix, celui des lecteurs. Mais nous sommes quelques-uns, mal embouchés, à regretter que son livre échappe à la rareté à laquelle sa qualité le vouait. Des Anges Mineurs, c'était enfin un possible signe de ralliement. Quelque chose d'indéfinissable qui faisait plus sûrement la différence que la blancheur des dents, le statut social ou la couleur des antennes de votre interlocuteur. Lors d'une soirée quelconque, une femme-étincelle, Scorpion ascendant Liane, avec un regard de fée lubrique et d'évidentes dispositions pour la Kundalini en vénusien dans le texte… Vous lui tendez un verre de jus d'orignal 1ère génération… Vous ne quittez pas ses yeux dont l'or scintille à travers les bulles… Et là, sur un ton neutre, vous lui dites : "Des Anges Mineurs". Deux options… 1) Regard vide ou soupçon d'interrogation polie… Pas plus grave que ça, le monde est vaste. Au pire, on peut oublier Volodine le temps d'une nuit alcaline… 2) En retour mesuré, vous entendez : "Oui.". Voix de ventre, remontée parfaitement maîtrisée, vérification instantanée de l'état d'alerte des capteurs sensoriels… Malgré vos circuits d'assistance continue, vos jambes fléchissent quelque peu. Se pourrait-il… Oui, c'est elle. Elle que j'ai croisé en 2058 à la correspondance de Joinville Le Pont. Elle lisait la biographie de Volodine sur son lector intégré mais j'avais décrypté une citation du 21ème narrat sur son iris. Je me souviens, son absence consciente était inversement proportionnelle à la densité de sa présence. On change de dimension, l'identification se fait hors repères normés. C'est l'un de ces privilèges qui crée les communautés, reconstitue les fratries égarées. Et maintenant, c'est foutu. Il a eu le prix. Dans les soirées, il va d'abord falloir faire le tri, écarter ceux qui n'auront imprimé que le bandeau rouge…
P.S. Le Siméon des Saisons de Maurice Pons a échappé, lui, à la dilution dans le nombre. Certes, d'année en année, le cercle s'agrandit. Mais sans tapage. Souterrainement, par le strict jeu secret des passeurs non-professionnels. D'année en année, on surveille de plus près les ongles incarnés. La séance d'amputation que subit Siméon par la main d'un bourreau voué au pire a laissé sa trace. Que le gros orteil tombe et c'est un nouveau claudiquant particulier qui arrive parmi nous. Il est toujours le bien venu. Dans ce cauchemar saisonnier aussi improbable que probant, nous ne seront jamais de trop pour maintenir les pluies à niveau et finir l'alcool de lentilles.

À couilles abattues, il a baisé la grosse hollandaise pour quelques billets ponctuels. Il a aussi cru que Kierkegaard était le chaînon manquant entre lui et Dieu. Mais à travers les pages torrides et désespérées de Septentrion, il a aussi semé quelques nuits, plus libertaires qu'étoilées, au long desquelles on peut s'entretenir avec nos tripes à ciel ouvert. De l'autre côté veille un petit matin blême. Recroquevillé sur un banc, pas une thune en poche, à la porte d'un "ami" dont la femme, peut-être… Rupture de horde pour cause d'irrespect fonctionnel. Bas les masques et la messe est dite. Un peu plus tard, la genèse du Livre interdit par la bêtise au pouvoir, sa vie sous le manteau, sa réédition, sa nouvelle vie, son histoire dans les Carnets de Louis Calaferte, ajoutent encore au sentiment d'avoir vécu un intérieur ignoré, participé à l'expression d'un destin. Le personnage entre au panthéon personnel, pénètre l'intemporel, il n'aura plus jamais d'âge. Sa dérive a changé de couleur, ses lueurs ont abordé nos rives. Il était le seul, ce "je", à pouvoir dire : "Passer à côté des êtres, les manquer, nous ne faisons que ça pendant toute une vie.". Ensuite, il y a ces dix-sept lignes minérales traitant des essentialités, sur le jeu de l'amour et de la dépendance, juste en bas de la page 162 de l'édition originale. Puis, "Le soir s'infiltre par la fenêtre. Nous vivons nos dernières minutes dans l'enclave des sensations fragiles. Pour qu'elles soient brusquement pulvérisées autour de nous, il suffira d'une parole ou d'un geste.". Magie cristalline. A-t-il suffi d'écrire "nous" pour que s'incarne et se partage cette mélancolie? Insondable alchimie de l'écriture, la vie offerte en pâture, en fusion, au contact du secret intime. Ein Soph, l'infini de l'Infini des kabbalistes. "Au commencement était le Sexe" et Calaferte n'était pas loin, sa plume indiquait déjà le nord.

Il faut avoir traversé la banlieue de L.F. Céline, à pieds, de nuit, vers 1920, avec Bardamu. C'est à ces carrefours du temps et de l'écriture que s'est forgée la crédibilité acide d'une vision dont la restitution reste, à ce jour, sans équivalent. Voyage au bout de la nuit a mangé l'Afrique, liquidé New York, "la ville debout", anéantit les notions communes au lecteur - plaisir, découverte, éducation ou voyeurisme. Avec Le Voyage, désormais c'est : place au trip! Catalogue de la misère humaine à qui l'on tendrait bien la main, si le sentiment oppressant que tout est irrémédiablement foutu depuis le chemin des dames ne vous fracassait pas à ce point. "L'homme est lourd! Si lourd!" Et puis, bastingage et sirènes, un gros frisquet brumeux qui vous prend à la gorge… On remonte son col en tirant sur la couette… C'est que Bardamu, on s'appuie ses angoisses depuis un demi globe et quelques tatouages d'horreur pure! On promène notre regard fêlé par la guerre de 14 sur les vers de la reconstruction, celle du pire. La connexion avec l'invisible est irréversible. Jusqu'à ce que le remorqueur siffle… "…son appel a passé le pont, encore une arche, une autre, l'écluse, un autre pont, loin, plus loin… Il appelait vers lui toutes les péniches du fleuve toutes, et la ville entière, et le ciel et la campagne et nous, tout qu'il emmenait, la Seine aussi, tout, qu'on n'en parle plus." Ça siffle encore après… Longtemps après…

Fernando Pessoa était un petit bonhomme gris portant chapeau, lunettes et moustaches. Il écrivait des poèmes sans issue retraçant des paysages croisés plusieurs vies auparavant. Son intelligence vaine habitait le monde méprisé des étoiles, lui se tenait reclus aux bons soins de son tailleur – même sur les photos, ses souliers cirés craquent pas à pas. Homme de tout siècle, ses fers martelaient benoîtement les promenades de la désolation. Intranquille jusqu'à l'immobilité, il méditait ses rêves à l'ombre des planètes dont il calculait l'orbe d'un regard nostalgique. Sa toute petite vie tenait dans une malle mais était assez vaste pour accueillir plusieurs âmes. De leurs ailes tombaient les plumes qu'il trempait dans l'encre. C'est en ces instants où il devenait l'un des autres qu'il éprouvait le plus grand besoin d'évoquer la réalité. Elle l'a rattrapée assez tôt, un jour de 1935, mais elle dut très vite déchanter. Certes, les souliers ne grinçaient plus, mais la malle était pleine et contenait la clé du ciel des poètes éternels.

En 67, à San Francisco, du côté de Height Ashbury, ils devaient être quelques-uns à porter des jeans élimés, des bottes éculées, une veste à franges en peau, peut-être un chapeau à larges bords. Et même d'un mètre quatre-vingt-douze, avec la démarche d'un héron morose zigzagant sous l'emprise d'une substance quelconque, on pouvait encore en trouver deux ou trois exemplaires. Mais Richard Brautigan était seul à être Richard Brautigan. À l'époque, j'ai huit/neuf ans et je suis hyper concentré sur mes maquettes d'avion. Vingt ans plus tard, Une tortue à son balcon tombe entre mes mains, sous mes yeux qui lisent :
Dépense un sou
comme si tu dépensais
un dollar
et dépense un dollar
comme si tu dépensais
un aigle blessé et dépense
un aigle blessé comme si tu
dépensais le ciel lui-même
tout entier.
Et je pleure comme un gamin de huit/neuf ans zigzaguant sur la colline de Heigt Ashbury.

Tout auteur et/ou personnage n'ouvre pas de voie. Tous ne sont pas les inspirés intergalactiques du bobsleigh mental sur nerfs de feu. Nous n'avons pas tous les jours à suivre les Bloom et Dédalus de l'Ulysse de Joyce; ni même à affronter nos peurs, tel le Solal de Cohen dans Belle du Seigneur. C'est affaire de période, de saison de la vie. Mais qu'il s'agisse de Philip Marlowe ou du Docteur Faust, de Martin Eden ou de Madame Edwarda, de Kérouac ou de Castaneda, les pistes initiatiques participent de la même invitation à l'ubiquité, à la cohabitation avec l'Autre en des profondeurs que nous n'atteignons pas de nous-même.
De ces instants, tannés par l'intensité de la restitution et du transfert, par l'énergie invisible qui assure la qualité de la projection, de ces engrammages émerge parfois, de surcroît, l'absolu. Un chef-d'œuvre d'adéquation à l'instant dont la durée n'a d'équivalence que le Temps lui-même. Nous sommes l'autre versant de l'équation. Sans nous, pas d'exactitude, pas d'identité, pas de vie. Pas de miroir. "Nul et non avenu, le chef d'œuvre! Sans moi, t'es rien qu'un ramassis de mots dans le placard de ses pages! Sans moi, sans nous, tu ne passes pas de la consistance à la reconnaissance, pas de l'estime à la popularité, pas du succès à la gloire puis l'immortalité… Alors, ton destin, Livre, Auteur, Personnage, Ecrivain, qui que tu sois, c'est moi, lecteur, qui le fait!"
Sous le cagnard plombant de l'infernale répétition du banal, le lecteur impénitent, d'une claque ou d'un décalque, est toujours récompensé du temps passé à l'ombre des géants.

Olivier DAVID, La Rochelle, VII 2000

dimanche 3 mai 2009

Piqûre de rappel

Un léger frémissement depuis que les porcs causent mexicain et rappellent le cauchemar grippal de 1918 – quelques dizaines de millions de morts… Les récents articles de ce blog à propos des avertissements répétés de Kempf ou des Bioneers américains ont déclenché une altière indifférence, voire un procès en colonialisme. Comment ne pas comprendre? Si j'étais un jeune bangladais de dix-huit ans avec ma copine enceinte et une maison en carton guettant le prochain tsunami, est-ce que je me préoccuperais d'écologie ou d'enrichissement? Eh, oui…
C'est là où l'on glisse du mauvais côté, celui précisément de la mauvaise conscience bourgeoise qui rêve de partager ses excédents capitalistes avec les pauvres pour qu'on lui foute la paix… Cela allégerait la culpabilité, sans aucun doute! Ce genre de considération n'est plus d'actualité…
http://www.lemonde.fr/opinions/article/2009/05/02/mille-milliards-de-tonnes-par-herve-kempf_1188008_3232.html
Kempf revient à la charge dans Le Monde du 2 mai relativement à la grippe porcine… Il cite un ratio à la portée de tous publié par Nature: pour limiter le réchauffement climatique à 2°c (seuil au-delà duquel le réchauffement serait irréversible), entre 2000 et 2050, les émissions de CO² doivent être limitées à 1000 milliards de tonnes – or, depuis 2000, nous en avons déjà dépensé 300 milliards… Eh oui, ne restent plus que 700 milliards pour les quarante années à venir! Et donc, en toute logique, puisque tout le monde n'a pas un téléphone portable, une voiture, une piscine, on ne change rien… Ce qui n'est jamais qu'un alibi construit de toute pièce par les oligarques (Kempf) qui, comme toujours (sauf que cette fois-ci, c'est la dernière!), vont profiter de la panique du fond de leur bunker… Soleil vert, nous voilà!

Mr & Mme LaoZi, restauration à domicile

Jeudi soir après avoir colmaté la fuite du siphon et grillé quatre ou cinq double hapiness en buvant un café, LaoZi a dit: "GanLanShu ne mange pas assez, dimanche je viendrai vous faire à manger. Hâ, hâ, hâ, hâ dimanche!" Et il est parti…
Depuis, le téléphone a beaucoup sonné pour clarifier l'entreprise: le menu, bien sûr, relativement long à définir, et puis ce que ça nous coûterait aussi, enfin la présence de Mme LaoZi, toujours recluse dans son humiliation. J'ai donc précisé que s'ils ne restaient pas tous les deux pour le déjeuner, c'est qu'ils envisageaient d'empoisonner un étranger et que donc je ne pouvais pas accepter. LaoZi a de l'humour, ce n'est pas la moindre de ses qualités.
Ce midi, nous venons donc de monter un cran supplémentaire sur l'échelle de Wang Fu (dénomination personnelle de ma perception non moins personnelle de l'Eggrégore chinois). Mr & Mme LaoZi sont arrivés comme convenu à onze heures tapantes et se sont mis au boulot en cuisine tandis que Xiangfei poursuivait la correction d'un mémoire de licence et que je pondais un cours de Master. Côte à côte sur le grand double bureau, nous faisions surtout l'effort de ne pas croiser nos regards de peur de ne plus contenir le fou-rire qui menaçait. De temps à autres, LaoZi passait silencieusement déposer un bol de cacahuètes grillées ou un bai ye jie (porc haché enroulé dans une feuille de tofu) à déguster en attendant de passer à table… De quoi faire un savoureux cours métrage auquel bien sûr personne n'aurait cru.
Il était 12h30 quand Chi fan! (à table!) a retenti alors que nous étions toujours sur nos copies… J'ai fait quelques photos de la très belle table qui semblait guetter l'arrivée de cinq ou six invités, puis on s'est installé avec force Hao kan (c'est beau) bientôt suivis d'encore plus de Hao chi (c'est bon) et autres Feichang (super très bon) du même acabit. J'ai quand même dû calmer l'insistance de mon ami en lui rappelant que je n'avais qu'une bouche et, puisqu'il fume en mangeant, ramasser ses filtres consumés pour les mettre dans le cendrier ressorti pour l'occasion. Assez vite calés à grands coups de hong shao rou (lard en sauce et recette préférée de Mao) et autres côtelettes de porc aux fèves, il a bien fallu convenir que nous en aurions pour jusqu'à mercredi en mangeant bien…
Il y avait donc matière à discussion! Notamment à destination de Xiangfei qui, en aucun cas et que ce soit clair, ne saurait rivaliser avec une telle paire de cordon bleu. Stoïque et respectueuse, elle a patiemment écouté et remercié des explications qui ne lui permettraient guère que de faire moins bon que d'habitude. Bref, c'était un dimanche avec les beaux-parents à table!
Nous sommes donc en phase d'adoption inversée. Le fils LaoZi et sa femme sont partis pour le 1er mai visiter les parents de celle-ci qui, de toute façon, ne sait "ni faire à manger, ni recevoir, ni se déplacer chez ses beaux-parents". Alors, maintenant qu'ils ont une voiture… En plus, il n'a même pas eu son bac et… Bon, apparemment, la belle-fille, c'est pas ça!
Et nous y voilà donc en cette fin de repas enfumé avec un LaoZi qui commence à s'impatienter. C'est qu'il en a des questions prétextes à tout un tas de discours d'ordinaire si tristement dépourvus d'auditoire! Il attaque fort aujourd'hui! Ce que je pense de Mao! "Et allez hop, tout le monde à la campaaaagne!" J'ai de plus en plus de mal à prendre ces conversations au sérieux… Je fais un effort: "Quelques voyages au-delà des frontières lui auraient peut-être permis une vision plus élargie de la lutte des classes…" Il éclate de rire, le bougre! "Ça aurait rien changé! Les étrangers, vous vous êtes vraiment fait avoir avec cette histoire de république, de parti, etc. Mao, c'est le descendant de Qin! Tout empereur se bat et asservit ce qui doit l'être pour asseoir son pouvoir! Et le Parti, c'est le descendant de Mao!" Waoh! Peut-être pas le scoop absolu mais une belle fin de déjeuner. Enfin, presque la fin! Entre autres pensées bien à lui, LaoZi estime que l'amitié entre la Chine et la France est due aux Japonais et aux Allemands, "Ce sont eux qui nous ont rapprochés, même si les Japonais ont tué plus de Chinois que les Allemands de Français, dui ve la?" Euh, j'ai pas les chiffres en tête, là… Ce qui ne va sûrement pas l'arrêter! "Mais si, mais si! Le Japon, c'est le tigre de l'Asie comme l'Allemagne est le tigre de l'Europe! La France, c'est un loup alors que la Chine, c'est un buffle!" Bon… Et le rapport entre le loup et le buffle? "Je veux bien un café", répond-il… Ils sont partis un peu avant quatre heures, ce soir, on ne mange pas…

samedi 2 mai 2009

Point de vue

De temps à autres, je fais passer de l'info aux étudiant(e)s… Parfois parce que je pense qu'elles n'y ont pas prêté attention, parfois parce que je crois qu'elle n'y ont pas accès, très souvent pour partager, pour susciter un débat, au moins une conversation autour d'un sujet qui nous concerne communément, quand bien même culturellement d'un côté et de l'autre de la grande muraille, quand bien même du même côté physiquement. Bref, quasiment les mêmes…
Quand l'affaire des faux diplômes français pour étudiants chinois a éclaté, j'ai transmis à deux étudiantes sur le départ pour la France les liens que 'Pékin moyen', Français basé à Hainan six mois sur douze, m'avait envoyé. Réaction de l'une d'elles : "Pourquoi est-ce qu'on s'en prend toujours aux étudiants chinois?" et "Les écoles françaises ne sont plus crédibles!".
Hier soir, Lao Zi est venu colmater une fuite sous l'évier. Je lui ai, via Xiangfei, fait passer les chiffres mentionnés par Silouane rapportant les propos de "Hu Deping, le fils de l’ancien secrétaire du PCC, Hu Yaobang, dans le Nanfangzhoumo: le PNB en trente ans a été multiplié par 67 alors que les revenus moyens ont été multipliés par 12." Réponse avec un sourire aussi indéchiffrable que celui de Mona Lisa : « C'est normal, les J.O., les ponts, les fusées, l'armée, ça coûte cher ! »
Aujourd'hui, une étudiante a passé l'après-midi à la maison pour composer la chanson qui conclura la pièce en lice au concours de théâtre universitaire de Shanghai dont je suis l'instigateur et l'intervenant culturel (juste pour dire que je suis impliqué bien au-delà de mon rôle de WaiJiao et que, le temps passant, je double ou triple mes heures de cours). D'échanges de guitares en notes griffonnées, on finit par tirer quelque chose du texte avec un mi-la pour le couplet et un sol-ré pour le refrain qui rêve de faire chanter le public, "C'est la vie, c'est la crise, baby!"… Soyons fous! Et là, j'apprends que la journée de la francophonie n'aura pas lieu à l'université. Motif officiel: pas assez d'activités à proposer. Ah, bon? Et le concours de blog proposé par le consulat, et le concours de rap que je réclame depuis trois ans histoire d'en finir avec "Hélène, je m'appelle Hélène…", et l'atelier de dégustation culinaire qui ravirait tant les étudiants? Problème(s)… Mon ami le doyen est en tournée de conférences en France pour un mois et les monitrices politiques ne parlent pas un mot de français – ce qui ne relève d'ailleurs en rien de leurs attributions…
Aucun blâme pour quiconque lirait point comme absence de, désuétude de pas relativement à la vue. J'aurais aussi pu parler d'œillères, de défaut de perspectives, bref, d'un univers de fonctionnaires travaillant dans la préservation des acquis plutôt que dans l'enrichissement des passerelles. Et donc, enfin parvenus, pour les plus riches, dans une IAE française quelconque, comment ça peut se passer?