samedi 16 mai 2009

OUT OF CONTROL - LET'S MOVE!

BigBrother a encore frappé... Quelques anniversaires en cours...
Site inaccessible sauf par détour trop long pour un résultat incomplet...
Donc, rendez-vous désormais à l'adresse suivante:
http://shodavid.blog.lemonde.fr/
A bientôt, j'espère...
Merci à tous!
O*

mercredi 13 mai 2009

Sarkozy et le Nouvel Obs ou le court terme selon Jancovici


Le top gratin du Nouvel Obs a été invité à déjeuner par le Président de la République à l'occasion du deuxième anniversaire de son élection. La vieille gauche en Weston était donc représentée par Jacques Julliard, Denis Olivennes, et Jean Daniel qui relate l'entrevue déjeunatoire dans son blog (hélas inaccessible depuis ce matin). De mémoire, donc, le fondateur du Nouvel Obs se positionne immédiatement en hagiographe, convoquant rien moins qu'Alexandre le Grand, Napoléon et De Gaulle, en incipit et, puisqu'il sait écrire, conclut son billet par un Président qui savoure avec gourmandise l'instant de marquer l'Histoire de sa patte. Comment? En aidant les Américains dans le règlement du conflit israélo-palestinien. On se souvient aussitôt de ces multiples poignées de mains et autres photos souvenir de la fin d'une guerre qui n'a que trop duré. De Saddat en Arafat, de Carter en Clinton, de la Knesset à Camp David, de Perez en Sharon, l'Histoire n'en finit plus de vomir des clichés de réconciliation historique auxquels il faut désormais ajouter Obama et Sarkozy. Bien entendu, pas plus là qu'ailleurs, les marchands d'armes ne seront évoqués… Seul compte, bien plus important que les populations de Gaza, le grand homme en devenir. D'ailleurs, peu importe cette agitation temporelle puisque Jean Daniel, apparemment hébété de fascination face au locataire de l'Élysée, note essentiellement que l'homme n'est pas agressif, qu'il n'est pas du tout stressé par la charge d'un pouvoir qu'il ne peut partager, et que, outre sa conviction d'être le seul à pouvoir sortir la France de la crise, il vient de découvrir que le pouvoir ne rend pas heureux. Doit-on comprendre qu'avant, il le pensait? Des motivations d'un Président… Et ce sera globalement tout pour ce déjeuner historique.
Dans le même temps, Jean-Marc Jancovici publie un livre au Seuil intitulé C'est maintenant! Trois ans pour sauver le monde. Jancovici, c'est l'ingénieur polytechnicien de la galaxie clean de Nicolas Hulot – un monsieur sérieux qui sait de quoi il parle. Il dit entre autres que le pétrole, y'en a plus, que si on ne fait pas quelque chose de fort, d'énorme, très rapidement, il va falloir le faire de manière très brutale, dans trois ans. Il pointe les visions courtermistes des politiques incapables de projeter au-delà de leur mandat et donc d'imposer quoi que ce soit. A l'échelle d'un déjeuner élyséen avec le Nouvel Obs, on en conclut qu'éventuellement après le dîner, voire au petit matin après une partie de poker menteur, l'avenir de l'humanité eut pu être évoqué…
C'est très troublant cet aveuglement volontariste dans le seul intérêt de continuer malgré le mur qui n'a jamais été aussi prêt du bout du nez… Ni plus ni moins une logique de toxico – c'est promis, j'arrête demain… Selon Jancovici qui relaie donc Kempf, dans quelques mois, ce sera trop tard - apparemment pas de quoi troubler la digestion de Jean Daniel.

mardi 12 mai 2009

Une partie du tout de Steve Toltz

En 500 pages de noirceur jubilatoire, Steve Toltz casse la baraque avec un premier roman dont le foisonnement s'étend d'Australie à Paris, d'une génération à l'autre, finalement réunies dans la jungle thaïlandaise avant retour au bush en classe boat people. Une flamboyance ininterrompue centrée sur une relation frères + père/fils, paires de miroirs générationnels embourbées dans une opposition de principe, que l'auteur réussit à embarquer dans des sphères magistrales où la drôlerie contourne le pathétique par quelques élans de pure veulerie humaine ici déclinée en tant que variante du narcissisme. Le père mentor, philosophe honni de tous sauf de deux femmes tellement improbables qu'elles en sont crédibles, ardent défenseur de l'irrationnel appliqué à la matérialité, ne peut résister à la tentation démiurgique de formation du fils (narrateur pour l'essentiel du livre) qui résiste comme il peut pour ne pas sombrer dans les hauteurs (sic) où son père souhaite l'entraîner. Rigoureusement impossible de résumer l'histoire et ses rebondissements spatio-temporels qui ne serait qu'une histoire maligne et bien ficelée de plus (on pense à La conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole) si Steve Toltz, du haut de ses trente-six ans, ne disposait d'une plume virtuose. Que des fou-rires de lecture réveillent ma compagne au milieu de la nuit ne m'est pas arrivé si souvent que ça. Quelques extraits en hommage au travail de Jean Léger, le second auteur tragiquement méprisé qu'est tout bon traducteur…

L'adolescent, principal narrateur (quand ce n'est pas le père, notamment via ses carnets illuminés), est confronté à la folie plus ou moins furieuse des adultes au pouvoir (père, mère, prof, etc.), propriétaires du frigidaire et de tous les accesits en générale, et plus particulièrement à la folie de son père qui semble avoir davantage besoin de lui que l'inverse…
"Je suis amoureuse du frère de mon mari", m'a déclaré Caroline comme si elle était dans une émission de télé et que j'ignorais les noms des intéressés. (…)
"Je sais que c'est dur, Caroline. Mais tu ne peux pas tenir encore un petit peu?
-Jusqu'à la mort de ton père? Je me sens si coupable! Je compte les jours. Je voudrais qu'il meure."
(…) J'ai résolu d'en parler à papa, avec prudence bien sûr, pour le supplier de la donner à Terry pendant qu'il était encore en vie. Je savais que c'était un sujet douloureux, mais pour Caroline, pour l'image de ses yeux tristes et fous, il me fallait aborder le sujet. (p. 440/441)

Un peu plus tôt dans la vie du roman, Jasper Dean doit assumer les intrusions de son père, Martin, dans la classe de Mr White dont il s'efforce de subir stoïquement l'académisme de l'instruction.
Le lendemain du jour où je lui ai montré mon devoir sur Hamlet, il est entré dans la classe de littérature anglaise et s'est glissé sur une chaise en bois au fond de la salle. Mr White était en train d'écrire le mot intertextualité au tableau noir à ce moment-là, et quand il s'est retourné il a vu un quadragénaire parmi tous ces imbéciles au frais minois, il a été surpris. Il a jeté à mon père un regard désapprobateur, comme s'il se préparait à réprimander un élève pour s'être laissé aller à vieillir spontanément en plein milieu du cours.
"Un peu léthargique ici, non?
- Pardon?
- J'ai dit qu'il est un peu difficile de penser, ici, non?
- Je suis désolé, vous êtes…
- Un père inquiet.
- Vous êtes le père d'un élève de cette classe?
- Peut-être que l'adjectif inquiet est un euphémisme. Quand je pense qu'il est sous votre tutelle, je commence à saigner des yeux.
- Qui est votre fils?
- Je n'ai pas honte de dire que mon fils est la créature étiquetée Jasper."
Mr White m'a lancé un regard sévère tandis que j'essayais de me fondre dans ma chaise. "Jasper? C'est votre père?"
J'ai acquiescé. Que pouvais-je faire d'autre?
"Si vous désirez parler avec moi de votre fils, nous pouvons prendre rendez-vous…
- Je n'ai pas besoin de vous parler de mon fils. Je connais mon fils. Et vous?
- Bien sûr. Jasper est dans ma classe depuis le début de l'année.
- Et les autres? Suffisamment pour qu'ils puisent lire et écrire. Bravo. Voilà du bon boulot. Mais est-ce que vous les connaissez? Parce que si vous ne vous connaissez pas, vous ne pouvez pas les aider à se connaître eux-mêmes, et vous perdez probablement le temps de tout le monde ici à entraîner une armée de clones terrifiés, ce que vous autres ternes professeurs, dans cet endroit miteux géré par l'État, êtes enclins à faire, vous qui dites aux élèves quoi penser au lieu de comment, et essayez de les faire entrer dans le moule du parfait futur contribuable au lieu de prendre la peine de découvrir qui ils sont." (p. 268/269)

C'était juste au hasard des nombreuses pages cornées du roman. Il faudrait ajouter que l'oncle Terry est l'un des plus célèbres tueur en série d'Australie, mentionner l'assassinat de la mère par des terroristes et le placement sous tutelle de Jasper pendant que son père fait un petit stage en HP, rapporter les amours de Jasper avec Tour infernale… Etc.

Steve Toltz a l'intelligence, l'humour et la sensibilité, d'un saltimbanque qui a beaucoup lu là où il posait sa caravane, ça ne se boude pas.

lundi 11 mai 2009

Wanted!

J'ai pris cette photo lors d'un vernissage à Moganshan lu, il y a deux ans de ça – quoique… un an et demi, deux ans et demi? Comme un vieux chacal libidineux mais néanmoins esthète, j'ai flashé au propre comme au figuré sur cette toile d'un jeune peintre chinois dont je n'ai pas noté le nom. Depuis, à chaque fois que je la croise aux archives, troisième sous-sol en entrant par le disque D, je me dis que c'est dommage de garder ça dans le placard électronique…
C'est les limbes que t'as peint, là, coco! Cet endroit sans géographie ni destination qui nous guette tous, entre délivrance de l'ultime soupir et "La pourriture de milord est avancée", et tu as réussi à l'apaiser, à le sanctuairiser en un rituel de couleurs tribales - la tribu des humains… Tu sais qu'un paquet de faiseurs se feraient bien couper quelques doigts pour lâcher ça, comme ça, dans une expo petits-fours, rouge australien…
Si quelqu'un connaît l'artiste, c'est avec plaisir et repentance que je mettrai ses coordonnées en références.

Sur le chemin de la grande école

D'expo 2010 en "pays émergeant", de y'a intérêt que ça turbine en faut bien loger les nouveaux riches et leurs bagnoles, l'autoroute qui mène à la grande école (da xue 大 学 = université) est fermée et le restera encore un an pour cause d'expansion. C'est à dire que la navette qui part du bout de la ligne 1 passe désormais par la banlieue et met une heure au lieu d'une demie par l'autoroute. Joie du bourlingage en tape-cul sur routes défoncées avec retour d'échappement dans la carlingue. Autant faire quelques photos pour occuper le trajet, ça me changera de mes ratiocinations raisonneuses… Wenti! Y'a rien à photographier - dead zone! Si ce n'est des kilomètres et des kilomètres de travaux, de chantiers, de buildings en construction… Quand même trouvé quelques gens, mais bon… Enfin voilà, c'est ci-dessous…
Va falloir tenir...

dimanche 10 mai 2009

Viatiques

C'est à la fin d'un cours, l'an dernier, que V. me demanda: "Comment tu fais pour te souvenir de toutes ces citations?" Je fus troublé pour deux raisons. La première, c'est que je ne connais que très peu de citations et que ma mémoire est pour le moins capricieuse; la seconde est encore plus proche de la honte dans la mesure où l'abondance de citations relève d'une fatuité tellement évidente chez l'interlocuteur que l'on craint soudain de s'être aveuglément cloué soi-même au pilori du ridicule. A son corps défendant, V. me força donc à un examen rétrospectif, non seulement du cours, mais, plus globalement, de l'usage de la citation. Une fois de plus, le nécessaire feedback du principe éducatif était démontré puisque grâce à V., merci à lui, j'ai pris conscience du détournement que j'opérais sur les quelques citations à mon répertoire pour en faire de véritables viatiques personnels.
Je crois que celle dont j'ai le plus usé et abusé revient à Mallarmé. Dans ses Divagations, il s'en prend à la boucherie de 1870 et fustige le fatalisme des fantassins chair à canon: "Il y en a qui se sont crus braves parce qu'ils n'avaient pas le courage de fuir." Pour quelqu'un qui supporte mal les douloureux statu quo perçus comme autant d'enlisements rédhibitoires, c'est du pain béni! Bravoure, courage et fuite soudain réunis en un trio inespéré, délivrent une salvatrice possibilité d'échappatoire à toute situation jugée inacceptable car trop désavantageuse, sans issue positive envisageable. De là à manquer de persévérance, il n'y a qu'un pas que Jack Kerouac nous aide à ne pas franchir: "Il n'y a rien de plus noble que de s'accommoder des quelques désagréments que nous apportent les serpents et la poussière pour jouir d'une liberté absolue." Avec ça, la panique est congédiée, la fuite ne peut plus être qu'un choix, celui de la liberté du refus de subir. C'est ainsi que la citation échappe à son contexte, au magma dans lequel elle était enchâssée, pour devenir un objet autonome, un viatique pour le meilleur et parfois pour le pire. "L'enfer, c'est les autres" et/ou "On existe que sous le regard des autres" de Sartre sont généralement balancés du haut d'un air pénétré peu en rapport avec l'ironie revendiquée par l'auteur au moment de pointer l'incapacité de l'homme à se définir et se juger par lui-même. Si la citation est une mise en exergue valorisant la pensée d'un écrivain, le viatique est un détournement, pour le moins une extension du sens premier, visant à crédibiliser une situation à laquelle il se prête.
On peut également remarquer que certaines thématiques favorisent des enchaînements pour ainsi dire inévitables. Si la discussion amène Paul Ricoeur et "Les révolutions sont le résultat des réformes qu'on n'a pas faites.", il est en effet difficile d'éviter "Au révolutionnaire, je préfère l'évolutionnaire." de Musil. Et là, dans le regard de l'étudiant: "Waoh, un puits de science!" Pas vraiment, en fait! La citation de Ricoeur provient d'une interview dans Télérama, celle de Musil de son Journal que je n'ai jamais pu lire in extenso… Le puits de science supposé est beaucoup plus proche du punching ball dans la mesure où ces quelques aphorismes, maximes, fulgurances, etc, ont été de formidables uppercuts imposant ipso facto une relecture du monde. Peu de chance pour que la cicatrice ne démange pas un jour ou l'autre…
Il faut également ajouter pour justifier la préférence de viatique à citation que celle-ci voyage si bien qu'il lui arrive de perdre son auteur. La première fois que j'ai entendu "Life is what happen to you while you're busy making other plans", John Lennon était derrière le micro et je lui en conçus aussitôt une reconnaissance éternelle. Quel génie, ce Lennon!, répétai-je à l'envi, citant le message… Jusqu'au jour où j'ai découvert qu'un certain Oscar Wilde avait écrit ça un petit siècle plus tôt. La citation concerne un auteur, le viatique tient du voyage temporel. La palme d'or revenant probablement à "Deviens qui tu es." dont la dernière manifestation en date est due à un équipementier sportif qui s'est bien gardé de mentionner un quelconque auteur – difficulté du choix peut-être puisque attribué à Nietzsche, lui-même grand étudiant de Goethe qui en fit usage, tous deux grands défricheurs des présocratiques en grec dans le texte, et que Pindare, l'auteur originel, est né quelques cinq siècles avant J.C.. Difficile de faire mieux! Le "Connais-toi toi-même…" du temple de Delphes fait alors pâle figure et "L'unique devoir d'un homme, c'est d'être heureux." de Diderot n'apparaît plus qu'en tant que post-scriptum.
Quelques inclassables, les atypiques chers à Silouane, complètent, personnalisent, la besace du voyageur au long cours de la vie si courte. La citation prend alors une couleur particulière, à la lumière crue de l'illumination foudroyante se substitue quelques clairs-obscurs qui gagneront au ton de la confidence. "La littérature est la preuve que la vie ne suffit pas." de Pessoa ou "Ne désespérez jamais, faites infuser davantage." de Michaux créent ainsi de beaux échos entrelacés que se repassent les lecteurs-écriveurs au gré de leurs insomnies. Si quelques seigneurs, tel que Kierkegaard, nous assassinent pour la bonne cause avec "Les gens exigent la liberté d'expression pour compenser la liberté de penser qu'ils préfèrent éviter.", "La vie n'est pas un problème à résoudre mais une réalité dont il faut faire l'expérience.", ou Calaferte qui estimait que "La mesure de notre liberté intérieure est inféodée à notre degré personnel d'état de conscience.", s'ils tuent d'une phrase, c'est qu'il faut "Clarifier vos intentions.", selon Krishnamurti, alors que "Être vrai, peu le peuvent!" assène Nietzsche. Peut-on demander à ces viatiques de nous révéler notre vérité? La mosaïque ainsi constituée peut-elle avoir valeur d'estampille d'une identité qui se dérobe sans cesse? Je laisse la réponse à Cesare Pavese dans… Le métier de vivre:
"La grande tâche de la vie, c'est de se justifier. Se justifier, c'est célébrer un rite. Toujours."

samedi 9 mai 2009

La serre sans verre de Ye Zhaoyan


Ce fut somme toute assez pénible de venir à bout de ces 338 pages… Cela fonctionne pourtant – la qualité de la narration n'est certes pas en cause. Et puis, le procédé est rassurant et permet d'évoquer le pire pour ne plus en retenir qu'un sourire: la révolution culturelle vue par un enfant. Mouais… Et donc les gardes rouges sont toujours aussi crétins, bestiaux, incohérents, etc., la population martyrisée toujours aussi lâche, empêtrée dans ses histoires de coucheries contre-révolutionnaires vues et relues cent fois, etc. Au bout du compte, on navigue dans les méandres d'une pagnolade picaresque où la vie des uns et des autres, enfants, adultes, vieillards, des deux sexes, s'accommode plutôt bien que mal de l'une des hécatombes maoïstes. On rebondit un peu sur le plus tard, on évoque même Shu Qi et quelques sites pré adsl pour faire canaille, mais rien n'y fait, il manque les dessins ou les images qui nous épargneraient cette lecture. Ce n'est même pas écrit à plat, comme on a pu le dire du nouveau roman, ce n'est pas écrit du tout. Du temps où il faisait du cinéma, Zhang Yimou s'était chargé de la besogne avec Vivre / To live en adaptant Huo zhe de Yu Hua. Il est possible que La serre sans verre soit un jour un succès de cinéma, pour ce qui est de la littérature, le roman est à recommandé aux insomniaques. Un personnage résiste cependant au rouleau compresseur normatif, une certaine Petite hirondelle (Xiao yan?), perverse, manipulatrice et pour tout dire maléfique, portant une sorte d'humanité nihiliste dans un concert de pleutres à moitié décérébrés… En refermant le livre, soulagé comme un bon étudiant venu à bout d'un pensum, je me suis demandé ce qui avait pu motiver l'éditeur…
La réponse est en bas de page 3 et milieu de page 5:
Ouvrage publié avec le concours du Bureau d'information du Conseil des Affaires d'État de la République populaire de Chine / Roman traduit du chinois par Wang Jian yu

SDF

Ils sont de plus en plus nombreux, d'ouest en est et du nord au sud... Déclassés, humiliés, anéantis par leur incapacité à se conformer à la dictature fonctionnelle, matérialiste, numérologique, mortellement absurde. Et s'ils n'étaient que des précurseurs? ... Un court texte pour leur dire qu'ils sont le monde, le sel de la terre, et que leur damnation n'est qu'une question de lecture, de grammaire sociale et tristement culturelle, et que les miroirs qui leur sont tendus, le sont par des larves dont la suffisance est autrement plus nocive que leur misère...

Jehann s'arrête et se retourne. Les mains au chaud dans les poches de son manteau, il observe l'épave humaine qui l'a interpellé. Son infirmité accentuée par l'urgence soudaine qui vient de lui traverser l'esprit, l'homme déchu le rattrape en traînant la patte. Crasseux au point de se confondre avec le sol mouillé, il ricane et trie les glaires au fond de sa gorge. L'affaire dont il souhaite entretenir Jehann semble de la plus haute importance.

- Tu sais ce que ça veut dire sdf?

Jehann réfléchit un instant, inspecte le délabrement de l'homme qui bombe le torse et rétorque des éclairs de défi. Un crachat entre leurs pieds, encore un pas, et sa misère devient menaçante. Jehann s'assied sur l'aile d'une voiture, le long du trottoir où vit le clochard.

- Stricto Dei Fatum?
- Quoi? Nan, nan, c'est pas ça. Z'avez perdu mon pauv' monsieur! La réponse, c'est Sans Destin Favorable! Z'êtes bon pour une p'tite pièce et un peu de tabac…
Jehann sourit et vide ses poches, abandonne son paquet de cigarettes et toute sa monnaie sur le capot de la voiture. Le clochard va pour s'emparer de son maigre butin lorsque Jehann plaque sa main par-dessus.

- Accorde-moi une revanche. Quitte ou double.

Décontenancé, le malheureux s'assied à côté de Jehann qui allume deux cigarettes et lui en tend une. Il grogne, mime une colère difficilement contenue, mais n'ose plus regarder l'homme de bien qui accepte de lui parler, de jouer à la vie avec lui. D'un signe de tête dans le vide, il donne enfin son accord.

- Quelle est l'origine du monde?

Le clochard se relève d'un bond et lance un grand coup de pied invalide dans un pneu de la voiture.

- Pas celle-là! C'est dégueulasse!
- Mon manteau, si tu trouves.

Le clochard apprécie la qualité de l'étoffe entre son pouce et son index, puis jette à nouveau ses godillots en tous sens. Les cailloux du trottoir défoncé crépitent contre les bas de murs et les carrosseries. Jehann allonge ses jambes sur le capot et s'adosse au pare-brise.

- J'ai le droit à combien de réponses?
- Une seule.
Le clochard gémit, s'arrache les cheveux, puis se laisse glisser le long du mur en fixant la nuit de ses yeux fous, là-haut dans les vestiges du ciel. Une plainte toute en fêlure et vents contraires quitte son ventre. Au sol, il se recroqueville, assis sur ses talons, les bras enserrant les jambes. Il se balance sur lui-même, berçant le chuintement que laisse échapper ses mâchoires serrées. Soudain, il se lève et fond sur Jehann.

- C'est quand la limite?
- Le petit jour.
- Quelle heure il est?
- Je ne sais pas.
- C'est quoi la question déjà?
- Quelle est l'origine du monde?
- Tu le sais, toi?
- Chacun le sait.

Les yeux fermés, Jehann rêve du clochard redevenu conquérant de l'inutile comme de lui-même. Un soleil de nuit tout neuf, vêtu d'un manteau de prix gagné après d'âpres négociations avec les étoiles. Alors la paix, même relative - celle du clochard et de ceux qu'il croisera. Ainsi, les tenants de l'enfer pavé de bonnes intentions ou du mieux ennemi du bien en seront pour leurs frais. Sourire à cette évocation. Contredisant la satisfaction de Jehann, le malheureux est toujours accroupi au pied du mur, ivre de peur et de misère, fouillant ses lambeaux de conscience. De nombreux groupes croisent le duo dépareillé. Insultes et promesses de coups sont adressées au clochard. D'une voix douce, sans bouger ni même ouvrir les yeux, Jehann demande que cela cesse. Et cela cesse. Aussitôt, d'un regard halluciné, le clochard reprend son examen de la nuit comme si la réponse était dissimulée là, juste devant lui, derrière le voile grisâtre de sa vie entière ou cachée dans les noirceurs abyssales de son histoire récente, quelque part entre le châssis de la voiture et le rebord du trottoir. Le froid n'épargne même pas la sauvagerie de sa mémoire qui grelotte à l'abri de rien tandis que sa barbe mitée scintille de givre.

Bon Dieu d'bois, c'que j'm'en fous d'sa foutue question! Et d'la réponse alors! Putain, je crois bien qu'j'me les suis jamais autant gelées! Fumier, va! C'est pas un manteau qu'il a, c'est une vraie couverture! Doit être chaud comme un duvet avec de la vraie plume…On doit être comme dans le ventre de la mère, là-d'dans…Comme quand j'étais p'tit.

À intervalles réguliers, un léger filet de vapeur blanche sort des narines de Jehann. Il n'a pas bougé de la nuit, pas même sorti les mains de ses poches. Aux premières lueurs de l'aube, il ouvre les yeux, glisse sur le capot et reprend sa position, assis sur l'aile. Le clochard sanglote au pied du mur, transi de froid, accablé de fatigue et de multiples carences.

- Pourquoi est-ce que tu pleures?
- J'crois qu'j'ai trouvé…

Le regard délavé par les larmes, le clochard tente d'énoncer sa réponse mais sa bouche trop mouillée l'en empêche. Jehann quitte son appui, déboutonne son manteau dont il se défait, puis il s'accroupit face au clochard afin d'étendre le tissu en une sorte de tente au-dessus de leurs têtes. À la flamme de son briquet, il déchiffre le regard noyé d'effroi de l'homme perdu qui, du bout de ses doigts gourds, effleurent ses lèvres gercées comme s'il hésitait entre extraire les mots de sa bouche et les y enfouir pour toujours.

- Dis-le.
- C'est… C'est moi.
- Bien. Très bien. Comme tout un chacun. Le début et la fin. Le cercle…
- Mais… alors… Si le monde est pourri, c'est qu'j'suis…
- Tss, tss! Si le monde était si pourri, un peu de bon sens ne permettrait pas de gagner un manteau.

Jehann relève le clochard par les épaules et lui enfile le manteau avec une joie non dissimulée. Son œuvre a fière allure, il l'embrasse chaleureusement, recule de quelques pas pour mieux apprécier l'ensemble. Exhibant quelques chicots, le clochard sourit, s'essaie à prendre la pose.

- Eh bien, voilà un monde dont le corps est assez chaud pour qu'il s'occupe de son âme!
- Comment on fait ça?
- Continue de pleurer la nuit, de raconter ton histoire au vent silencieux. L'eau et la lune sont fécondes, il faut juste que la brise leur dise…
- T'es cinglé!
- Ne t'occupe pas de ce que l'on raconte, mon ami. Et n'oublie plus jamais que tu es le monde!

Jehann part à reculons dans le froid du petit matin, léger et serein, vêtu d'un simple pull. Après qu'il se soit retourné, le clochard le regarde encore longuement, jusqu'au bout de l'avenue encombrée des ruines de l'autre monde.