dimanche 10 mai 2009

Viatiques

C'est à la fin d'un cours, l'an dernier, que V. me demanda: "Comment tu fais pour te souvenir de toutes ces citations?" Je fus troublé pour deux raisons. La première, c'est que je ne connais que très peu de citations et que ma mémoire est pour le moins capricieuse; la seconde est encore plus proche de la honte dans la mesure où l'abondance de citations relève d'une fatuité tellement évidente chez l'interlocuteur que l'on craint soudain de s'être aveuglément cloué soi-même au pilori du ridicule. A son corps défendant, V. me força donc à un examen rétrospectif, non seulement du cours, mais, plus globalement, de l'usage de la citation. Une fois de plus, le nécessaire feedback du principe éducatif était démontré puisque grâce à V., merci à lui, j'ai pris conscience du détournement que j'opérais sur les quelques citations à mon répertoire pour en faire de véritables viatiques personnels.
Je crois que celle dont j'ai le plus usé et abusé revient à Mallarmé. Dans ses Divagations, il s'en prend à la boucherie de 1870 et fustige le fatalisme des fantassins chair à canon: "Il y en a qui se sont crus braves parce qu'ils n'avaient pas le courage de fuir." Pour quelqu'un qui supporte mal les douloureux statu quo perçus comme autant d'enlisements rédhibitoires, c'est du pain béni! Bravoure, courage et fuite soudain réunis en un trio inespéré, délivrent une salvatrice possibilité d'échappatoire à toute situation jugée inacceptable car trop désavantageuse, sans issue positive envisageable. De là à manquer de persévérance, il n'y a qu'un pas que Jack Kerouac nous aide à ne pas franchir: "Il n'y a rien de plus noble que de s'accommoder des quelques désagréments que nous apportent les serpents et la poussière pour jouir d'une liberté absolue." Avec ça, la panique est congédiée, la fuite ne peut plus être qu'un choix, celui de la liberté du refus de subir. C'est ainsi que la citation échappe à son contexte, au magma dans lequel elle était enchâssée, pour devenir un objet autonome, un viatique pour le meilleur et parfois pour le pire. "L'enfer, c'est les autres" et/ou "On existe que sous le regard des autres" de Sartre sont généralement balancés du haut d'un air pénétré peu en rapport avec l'ironie revendiquée par l'auteur au moment de pointer l'incapacité de l'homme à se définir et se juger par lui-même. Si la citation est une mise en exergue valorisant la pensée d'un écrivain, le viatique est un détournement, pour le moins une extension du sens premier, visant à crédibiliser une situation à laquelle il se prête.
On peut également remarquer que certaines thématiques favorisent des enchaînements pour ainsi dire inévitables. Si la discussion amène Paul Ricoeur et "Les révolutions sont le résultat des réformes qu'on n'a pas faites.", il est en effet difficile d'éviter "Au révolutionnaire, je préfère l'évolutionnaire." de Musil. Et là, dans le regard de l'étudiant: "Waoh, un puits de science!" Pas vraiment, en fait! La citation de Ricoeur provient d'une interview dans Télérama, celle de Musil de son Journal que je n'ai jamais pu lire in extenso… Le puits de science supposé est beaucoup plus proche du punching ball dans la mesure où ces quelques aphorismes, maximes, fulgurances, etc, ont été de formidables uppercuts imposant ipso facto une relecture du monde. Peu de chance pour que la cicatrice ne démange pas un jour ou l'autre…
Il faut également ajouter pour justifier la préférence de viatique à citation que celle-ci voyage si bien qu'il lui arrive de perdre son auteur. La première fois que j'ai entendu "Life is what happen to you while you're busy making other plans", John Lennon était derrière le micro et je lui en conçus aussitôt une reconnaissance éternelle. Quel génie, ce Lennon!, répétai-je à l'envi, citant le message… Jusqu'au jour où j'ai découvert qu'un certain Oscar Wilde avait écrit ça un petit siècle plus tôt. La citation concerne un auteur, le viatique tient du voyage temporel. La palme d'or revenant probablement à "Deviens qui tu es." dont la dernière manifestation en date est due à un équipementier sportif qui s'est bien gardé de mentionner un quelconque auteur – difficulté du choix peut-être puisque attribué à Nietzsche, lui-même grand étudiant de Goethe qui en fit usage, tous deux grands défricheurs des présocratiques en grec dans le texte, et que Pindare, l'auteur originel, est né quelques cinq siècles avant J.C.. Difficile de faire mieux! Le "Connais-toi toi-même…" du temple de Delphes fait alors pâle figure et "L'unique devoir d'un homme, c'est d'être heureux." de Diderot n'apparaît plus qu'en tant que post-scriptum.
Quelques inclassables, les atypiques chers à Silouane, complètent, personnalisent, la besace du voyageur au long cours de la vie si courte. La citation prend alors une couleur particulière, à la lumière crue de l'illumination foudroyante se substitue quelques clairs-obscurs qui gagneront au ton de la confidence. "La littérature est la preuve que la vie ne suffit pas." de Pessoa ou "Ne désespérez jamais, faites infuser davantage." de Michaux créent ainsi de beaux échos entrelacés que se repassent les lecteurs-écriveurs au gré de leurs insomnies. Si quelques seigneurs, tel que Kierkegaard, nous assassinent pour la bonne cause avec "Les gens exigent la liberté d'expression pour compenser la liberté de penser qu'ils préfèrent éviter.", "La vie n'est pas un problème à résoudre mais une réalité dont il faut faire l'expérience.", ou Calaferte qui estimait que "La mesure de notre liberté intérieure est inféodée à notre degré personnel d'état de conscience.", s'ils tuent d'une phrase, c'est qu'il faut "Clarifier vos intentions.", selon Krishnamurti, alors que "Être vrai, peu le peuvent!" assène Nietzsche. Peut-on demander à ces viatiques de nous révéler notre vérité? La mosaïque ainsi constituée peut-elle avoir valeur d'estampille d'une identité qui se dérobe sans cesse? Je laisse la réponse à Cesare Pavese dans… Le métier de vivre:
"La grande tâche de la vie, c'est de se justifier. Se justifier, c'est célébrer un rite. Toujours."

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