samedi 9 mai 2009

SDF

Ils sont de plus en plus nombreux, d'ouest en est et du nord au sud... Déclassés, humiliés, anéantis par leur incapacité à se conformer à la dictature fonctionnelle, matérialiste, numérologique, mortellement absurde. Et s'ils n'étaient que des précurseurs? ... Un court texte pour leur dire qu'ils sont le monde, le sel de la terre, et que leur damnation n'est qu'une question de lecture, de grammaire sociale et tristement culturelle, et que les miroirs qui leur sont tendus, le sont par des larves dont la suffisance est autrement plus nocive que leur misère...

Jehann s'arrête et se retourne. Les mains au chaud dans les poches de son manteau, il observe l'épave humaine qui l'a interpellé. Son infirmité accentuée par l'urgence soudaine qui vient de lui traverser l'esprit, l'homme déchu le rattrape en traînant la patte. Crasseux au point de se confondre avec le sol mouillé, il ricane et trie les glaires au fond de sa gorge. L'affaire dont il souhaite entretenir Jehann semble de la plus haute importance.

- Tu sais ce que ça veut dire sdf?

Jehann réfléchit un instant, inspecte le délabrement de l'homme qui bombe le torse et rétorque des éclairs de défi. Un crachat entre leurs pieds, encore un pas, et sa misère devient menaçante. Jehann s'assied sur l'aile d'une voiture, le long du trottoir où vit le clochard.

- Stricto Dei Fatum?
- Quoi? Nan, nan, c'est pas ça. Z'avez perdu mon pauv' monsieur! La réponse, c'est Sans Destin Favorable! Z'êtes bon pour une p'tite pièce et un peu de tabac…
Jehann sourit et vide ses poches, abandonne son paquet de cigarettes et toute sa monnaie sur le capot de la voiture. Le clochard va pour s'emparer de son maigre butin lorsque Jehann plaque sa main par-dessus.

- Accorde-moi une revanche. Quitte ou double.

Décontenancé, le malheureux s'assied à côté de Jehann qui allume deux cigarettes et lui en tend une. Il grogne, mime une colère difficilement contenue, mais n'ose plus regarder l'homme de bien qui accepte de lui parler, de jouer à la vie avec lui. D'un signe de tête dans le vide, il donne enfin son accord.

- Quelle est l'origine du monde?

Le clochard se relève d'un bond et lance un grand coup de pied invalide dans un pneu de la voiture.

- Pas celle-là! C'est dégueulasse!
- Mon manteau, si tu trouves.

Le clochard apprécie la qualité de l'étoffe entre son pouce et son index, puis jette à nouveau ses godillots en tous sens. Les cailloux du trottoir défoncé crépitent contre les bas de murs et les carrosseries. Jehann allonge ses jambes sur le capot et s'adosse au pare-brise.

- J'ai le droit à combien de réponses?
- Une seule.
Le clochard gémit, s'arrache les cheveux, puis se laisse glisser le long du mur en fixant la nuit de ses yeux fous, là-haut dans les vestiges du ciel. Une plainte toute en fêlure et vents contraires quitte son ventre. Au sol, il se recroqueville, assis sur ses talons, les bras enserrant les jambes. Il se balance sur lui-même, berçant le chuintement que laisse échapper ses mâchoires serrées. Soudain, il se lève et fond sur Jehann.

- C'est quand la limite?
- Le petit jour.
- Quelle heure il est?
- Je ne sais pas.
- C'est quoi la question déjà?
- Quelle est l'origine du monde?
- Tu le sais, toi?
- Chacun le sait.

Les yeux fermés, Jehann rêve du clochard redevenu conquérant de l'inutile comme de lui-même. Un soleil de nuit tout neuf, vêtu d'un manteau de prix gagné après d'âpres négociations avec les étoiles. Alors la paix, même relative - celle du clochard et de ceux qu'il croisera. Ainsi, les tenants de l'enfer pavé de bonnes intentions ou du mieux ennemi du bien en seront pour leurs frais. Sourire à cette évocation. Contredisant la satisfaction de Jehann, le malheureux est toujours accroupi au pied du mur, ivre de peur et de misère, fouillant ses lambeaux de conscience. De nombreux groupes croisent le duo dépareillé. Insultes et promesses de coups sont adressées au clochard. D'une voix douce, sans bouger ni même ouvrir les yeux, Jehann demande que cela cesse. Et cela cesse. Aussitôt, d'un regard halluciné, le clochard reprend son examen de la nuit comme si la réponse était dissimulée là, juste devant lui, derrière le voile grisâtre de sa vie entière ou cachée dans les noirceurs abyssales de son histoire récente, quelque part entre le châssis de la voiture et le rebord du trottoir. Le froid n'épargne même pas la sauvagerie de sa mémoire qui grelotte à l'abri de rien tandis que sa barbe mitée scintille de givre.

Bon Dieu d'bois, c'que j'm'en fous d'sa foutue question! Et d'la réponse alors! Putain, je crois bien qu'j'me les suis jamais autant gelées! Fumier, va! C'est pas un manteau qu'il a, c'est une vraie couverture! Doit être chaud comme un duvet avec de la vraie plume…On doit être comme dans le ventre de la mère, là-d'dans…Comme quand j'étais p'tit.

À intervalles réguliers, un léger filet de vapeur blanche sort des narines de Jehann. Il n'a pas bougé de la nuit, pas même sorti les mains de ses poches. Aux premières lueurs de l'aube, il ouvre les yeux, glisse sur le capot et reprend sa position, assis sur l'aile. Le clochard sanglote au pied du mur, transi de froid, accablé de fatigue et de multiples carences.

- Pourquoi est-ce que tu pleures?
- J'crois qu'j'ai trouvé…

Le regard délavé par les larmes, le clochard tente d'énoncer sa réponse mais sa bouche trop mouillée l'en empêche. Jehann quitte son appui, déboutonne son manteau dont il se défait, puis il s'accroupit face au clochard afin d'étendre le tissu en une sorte de tente au-dessus de leurs têtes. À la flamme de son briquet, il déchiffre le regard noyé d'effroi de l'homme perdu qui, du bout de ses doigts gourds, effleurent ses lèvres gercées comme s'il hésitait entre extraire les mots de sa bouche et les y enfouir pour toujours.

- Dis-le.
- C'est… C'est moi.
- Bien. Très bien. Comme tout un chacun. Le début et la fin. Le cercle…
- Mais… alors… Si le monde est pourri, c'est qu'j'suis…
- Tss, tss! Si le monde était si pourri, un peu de bon sens ne permettrait pas de gagner un manteau.

Jehann relève le clochard par les épaules et lui enfile le manteau avec une joie non dissimulée. Son œuvre a fière allure, il l'embrasse chaleureusement, recule de quelques pas pour mieux apprécier l'ensemble. Exhibant quelques chicots, le clochard sourit, s'essaie à prendre la pose.

- Eh bien, voilà un monde dont le corps est assez chaud pour qu'il s'occupe de son âme!
- Comment on fait ça?
- Continue de pleurer la nuit, de raconter ton histoire au vent silencieux. L'eau et la lune sont fécondes, il faut juste que la brise leur dise…
- T'es cinglé!
- Ne t'occupe pas de ce que l'on raconte, mon ami. Et n'oublie plus jamais que tu es le monde!

Jehann part à reculons dans le froid du petit matin, léger et serein, vêtu d'un simple pull. Après qu'il se soit retourné, le clochard le regarde encore longuement, jusqu'au bout de l'avenue encombrée des ruines de l'autre monde.

2 commentaires:

  1. C'est l'échec du modèle français avec une répartition ratée des richesses malgré des charges sociales, une pression fiscale et des dépenses publiques élevées ( plus de 53% du PIB). La proportion des pauvres a augmenté de 1,5% de 2002 à 2006 pour arriver à plus de 13% sous le seul de la pauvreté.
    Un texte émouvant, Olivier.

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