samedi 28 février 2009

Julia Kristeva, le retour!

En mai 74, Julia Kristeva constituait avec Sollers, Barthes, Whal et Pleynet, la première délégation étrangère à visiter la Chine de Mao nouvellement reconnue par l'ONU. Trente-cinq ans plus tard, à l'occasion de la traduction du livre qui témoigna de ce premier voyage (Des Chinoises), elle est de retour pour une conférence à Beijing et Shanghai.

L'amphithéâtre du centre franco-chinois de l'université de Tongji était plein à craquer quand la dame est apparue, flanquée de son interprète, visiblement rodée à l'exercice mais disponible, ouverte, très équilibrée dans le sens où l'on ne pouvait déceler en elle ni froideur ni flagrant désir de séduire. Chaque étudiant disposait du texte de la conférence en chinois et en français, le doyen Gao, traducteur de l'œuvre de la dame, pouvait introduire celle qui apparaît en Chine comme l'actualisation tant attendue de Simone de Beauvoir, célébrée ici sur la base d'un malentendu, la réputation de ses livres (essentiellement Le deuxième sexe) tenant davantage aux sympathies politiques de l'auteur qu'à leur contenu.
Le discours dans sa globalité aura été d'une rare finesse puisque se permettant en filigrane une critique acceptable (i.e, excluant la perte de face…) de la situation actuelle de la Chine et plus particulièrement de la qualité des informations dont disposent les jeunes chinois(es) pour s'identifier, a fortiori en tant que partie du monde, a fortiori en tant que femme. La conférence s'est déroulée en deux temps: une première partie fut consacrée à la Chine; la seconde, à la culture européenne. En partant du mur de Berlin pour arriver en Afghanistan en passant longuement par Thérèse d'Avila, la partie européenne a pu sembler hétéroclite et soporifique alors que l'observation de la spécificité chinoise a livré de belles intuitions dont Julia Kristeva a su démontrer la pertinence intellectuelle. Elle a su trouver les mots pour exhorter la jeunesse présente à partir en quête de son identité.
Le procédé argumentatif de Julia Kristeva pourrait paraître simpliste et très gaullien (Je vous ai compris!), il est en fait beaucoup plus subtil que ça… L'absence du genre grammatical qui soucie tant l'étranger, elle l'a transposé sur un plan anthropologique en soulignant l'androgynéité (au sens de complétude) de l'individu chinois. "Cette expérience et/ou pensée chinoise serait-elle intrinsèquement rebelle au concept d'une individualité libre et susceptible de vérité, qui éclôt dans l'histoire complexe des croisements grec/juif/chrétien, incluant leur greffe musulmane?" Elle pointe ainsi admirablement le schisme Orient-Occident à partir d'une étude/observation pluridisciplinaire à laquelle elle inclut la linguistique. "La langue tonale confère du sens aux intonations antérieures à la courbe syntaxique, elle conserve l'empreinte précoce du lien mère/enfant dans le pacte social par excellence qu'est la communication verbale (parce que tout enfant humain acquiert la mélodie avant la grammaire, mais l'enfant chinois charge ces traces mélodiques archaïques de sens socialisable). La langue chinoise conserve donc, grâce à ses tons, un registre présyntaxiques, présymbolique (signe et syntaxe étant concomitants), préoedipien (même si le système tonal ne se réalise à plein que dans la syntaxe)." L'enfance chinoise ne se dissout donc pas dans la maturité, elle en est pleinement constituante; le dialogue charnel mère/enfant se poursuit dans un corps à corps permanent puisque linguistique, donc social. Assertion d'autant plus intéressante que Kristeva se présente en tant que freudienne! Serait-elle en train d'expliquer aux jeunes chinois qu'une paire de ciseaux traditionnels sera tout à fait insuffisante pour couper le cordon et parvenir à l'autonomie hors laquelle se penser en tant que sujet demeurera une gageure. Soudain, la dévotion contrite de la progéniture envers la mère à laquelle l'étranger assiste régulièrement avec une certaine gêne trouve un sens qui, à défaut d'acceptation, offre le respect qu'autorise la compréhension.
Un peu plus tôt dans sa conférence, Julia Kristeva avait identifié/précisé l'enjeu de son propos qui synthétise la globalité du relationnel franco-chinois, sino-français: "C'est […] sur l'énigme de l'individu (infiniment divisible et pluriel) que butent les […] rencontres de l'Orient et de l'Occident." Elle ne croyait peut-être pas si bien dire… Dans le métro du retour, Xiangfei m'a rapporté une conversation surprise dans la cohue au sortir de l'amphi: "Finalement, c'est quoi sa spécialité? Elle est philosophe ou linguiste? Psychanalyste féministe ou sinologue?" Kristeva est en fait confucéenne! En effet, Kong zi n'appréciait guère les spécialistes, les techniciens monomaniaques soucieux d'étiquettes et de libelles… Pour tout intellectuel, il préconisait un parcours fait de curiosité nourrissant une sagesse vouée à l'enseignement et au respect de l'empereur… L'homme du XXIème siècle n'est-il pas l'empereur du monde? De quelle science pourrait-on se permettre de faire l'économie dès lors que l'on ambitionne de comprendre le monde? C'était le message de Julia Kristeva aux jeunes chinois après trente-cinq ans de réflexion.
Photos: O.D.

mardi 24 février 2009

Chen Yue jie alias Joyce

Chen Yue jie a 31 ans, elle est établie sur Huai Hai zhong lu et Yunnan nan lu où elle produit toutes sortes de projets dans un studio d'enregistrement qui semble construit autour d'elle, à sa mesure d'ingénieur du son. À son compte, elle travaille environ quatre-vingts heures par semaine, disons onze mois et demi sur douze. Quand je l'ai rencontrée en 2006, elle s'est présentée sous le nom de Joyce, a été charmante et très pro le temps que j'enregistre une voix pour un film d'entreprise – un Français rencontré un soir, indisponible ce jour-là, avait donné mes coordonnées… Joyce et moi, nous avons sympathisé, envisagé quelques collaborations qui n'ont pas abouti. Quelques mois plus tard, je l'ai rappelée avec un projet aberrant: lui amener mes quatre-vingts étudiants de deuxième année pour, en guise d'examen semestriel, leur faire enregistrer les articles qu'ils avaient écrits façon radio-libre sur la vie du campus… Deux petits problèmes: pas de budget et forcément le dimanche… No problem, I like the idea, she said… Une amitié est née.

Yue jie est née à Shanghai, en même temps qu'une sœur jumelle, dans une famille assez extraordinaire pour que les filles soient consultées lors des décisions et orientations les concernant. Certes pas question de découcher avant le mariage mais des parents respectueux de la personne icarnée par l'enfant d'ordinaire voué à une indéfectible piété filiale. "Ça dépend des parents", tempère Joyce. "C'est vrai que bien souvent l'éducation en Chine équivaut à du dressage. La question du Japon est très symptomatique et symbolique. L'enfant n'entend qu'une vérité martelée par les enseignants, par les parents, et il lui est conseillé de ne pas penser par lui-même. Cependant, on va trop vite à stigmatiser la Chine sur ce point, c'est hélas très humain…" Joyce est titulaire d'une Licence de japonais… Sa meilleurs amie est japonaise et mariée à son cousin shanghaien. La famille japonaise n'a pas souhaité recevoir le garçon pourtant bien sous tous rapports, agent immobilier en pleine expansion. "La peur, la xénophobie, naissent de l'ignorance. L'éducation est un problème majeur en Chine, mais pas seulement en Chine… On cite toujours l'histoire pour situer l'ennemi à l'étranger, mais le passé, c'est le passé…"

C'est au printemps 2000 que Joyce a rencontré Xu Chong, son futur mari. Lui aussi étudiant de japonais, il est aujourd'hui producteur de pub TV, souvent pour l'étranger, notamment le Japon. "Paddy est pire que moi, les journées de 16 heures sont fréquentes. Cela explique peut-être qu'il nous ait fallu neuf ans pour nous marier…" Ils se sont promis d'essayer de lever le pied, de laisser un peu de place à leur couple, mais l'un et l'autre aiment leur job et sont persuadés qu'il n'y a rien à attendre de l'extérieur. "Cela prendra des décennies à la Chine pour réduire l'écart qui nous sépare de l'Occident et même du Japon." Joyce évalue à deux générations le retard socio-culturel pris par la Chine suite à la révolution culturelle et au retour du confucianisme. "La tradition du contrôle du pouvoir sur la population est toujours au programme. Et l'ouverture, contrairement à ce que l'on croit, exacerbe la paranoïa. Personne ne dit ce qu'il pense… Chacun ne peut compter que sur lui-même. Cela ralentit forcément l'évolution..." Pourtant, quand on lui demande quel est son projet personnel, hors business, elle déclare: "Devenir meilleure, quelqu'un de vraiment bien, dévoué à son entourage, disponible pour ses amis…" Elle revendique une spiritualité qu'elle se refuse de nommer: "Bouddhisme, oui, il y a un peu de ça..." Et si cet -isme n'était en fait que tout simplement humain?

Le voyage de Chihiro et Snatch sont ses films préférés; musicalement, il lui faut une mélodie pour apprécier, "ni rap, ni techno" ne sont compatibles avec ce monde auquel elle souhaite la paix. Pour elle, "échapper à la maladie et rester amoureuse" feront tout son bonheur, possiblement couronné par un enfant "mais surtout pas deux!". Quant à la Chine, son opinion persiste dans une honnêteté qui force le respect: "Il faut arrêter de prétendre à la fierté, de surjouer la fierté nationale, et créer de vraies raisons d'être fier. Par exemple en rattrapant le présent du monde sans perdre l'identité chinoise… On y arrivera peut-être si l'on garde le contact avec la jeunesse qui étouffe sous la pression… L'avenir leur appartient mais en Chine cette évidence n'est pas encore acceptable."

Il serait sage de ne pas s'attendre à rencontrer des Joyce & Paddy à tous les coins de rue, mais ils existent et, aussi certainement que Liu Zhi xia, incarnent la Chine contemporaine, loin des rodomontades autoritaires du pouvoir et des vociférations ultra nationalistes.
Photos: O.D. Entretien en anglais et chinois interprété par Zheng Xiangfei.

dimanche 22 février 2009

Les sandales de Gandhi et le scandale de l'argent: Rolex, statuettes et misère du monde!

Je me souviens que dans les années 80, un scandale avait éclaté en Italie: une filiale de Fiat fabriquait à la fois les mines anti-personnelles semées dans les campagnes des pays en guerre (Cambodge, à l'époque) et les prothèses qu'elles ne manquaient pas de rendre nécessaires. Nous ne sommes donc pas encore tout à fait au rayon du pire avec la cupidité qui occupe les gazettes ce week-end. On peut cependant se demander ce que le type qui va s'offrir les sandales de Gandhi mises aux enchères à New York a dans la tête... Qu'est-ce qu'il va en faire? Et celui qui va empocher la somme probablement record sur le marché de la savate centenaire, quel usage réserve-t-il à cette masse d'argent? Quel rapport avec Gandhi, si ce n'est d'être précisément à l'opposé de ce que prônait le Mahatma tout entier voué au nécessaire dénuement pour mieux échapper à la misère du monde matériel... Au même moment, Pierre Bergé rate une énorme possibilité de promotion des droits de l'homme et de l'humanisme en général en vendant deux des bronzes volés par l'armée française lors du sac du Palais d'Été (1860), le rat et le lapin. Le comble est atteint quand le businessman annonce qu'il les offrira à la Chine en échange du respect des droits de l'homme! Comme si l'idée des droits de l'homme et l'humanisme en général pouvait se vendre ou s'acheter! Et quand bien même on s'en tiendrait au strict respect de la propriété individuelle, l'État français devrait se porter acquéreur et restituer son bien à la Chine - ce qui aurait une toute autre envergure/exemplarité qu'un Raffarin léchant les semelles d'un gouvernement qui s'en moque plus encore que des droits de l'homme. Et que penser du grand, de l'immense Jacques Séguéla - gageons que c'est ainsi qu'il se perçoit après avoir organisé la rencontre de Nicolas et Carla-, qui vient de déclarer: "Si l'on n'a pas une Rolex à 50 ans, c'est qu'on a raté sa vie!" On parle-là du type qui était en charge de la campagne de Mitterrand... Rappellez-vous, 81, la force tranquille, l'abolition de la peine de mort, les radios libres, un autre monde... Décidément, l'homme vieillit d'autant plus mal que seul l'argent aura conduit sa vie... En Rolex, les sandales de Gandhi aux pieds, caressant négligemment un bronze chinois couvert de sang, l'autre main au fond de son pantalon, récitant la déclaration des doits de l'homme... H. Clinton peut rentrer tranquille à Washington: de Paris à Beijing, en passant par Bruxelles et New York, c'est business first! - définitivement. Du moins jusqu'à l'embrasement final où la cupidité nous entraîne.
Lire La route de Cormac McCarthy (L'Olivier 2008) pour se faire une idée du paysage à venir ou/et voir The 11th hour de Leila Conners Peterson et Nadia Conners quant à l'état actuel de la planète, le compte-à-rebours enclenché et les mesures qui pourraient être prises et ne le sont pas... Enfin, pour une bonne hygième de vie, revoir Fahrenheit 9/11 et croiser les doigts pour qu'Obama n'exhibe pas une Rolex lors d'une conférence de presse...

vendredi 20 février 2009

Liu Zhi xia, marchande de fleurs

Liu Zhi Xia a 52 ans et vendait déjà ses fleurs sur le trottoir de Shanxi nan lu quand je suis arrivé dans le quartier en 2005. On se dit bonjour d'un signe de tête, je lui achète un bouquet de temps en temps et ses rides me sont devenues comme un signe, un talisman au sourire fatigué. Le zhi (dje) de son prénom se traduit par gardénia (zhi zi 栀子) mais les prénoms de fleur sont très communs pour les filles, cela ne justifie pas son rayonnement, été comme hiver, du lundi au dimanche, au milieu de ses seaux qui se transportent facilement si jamais les cheng guan font une descente…

Elle et son mari viennent du Jiangsu, la province juste au nord de Shanghai, mais son fils et son petit-fils sont nés ici. Ses hommes sont aussi dans les fleurs, derrière la Place du peuple, une petite échoppe qui marche bien, selon elle. Si Zhi xia persiste sur Shanxi, c'est qu'elle y a ses habitudes: la famille louait aussi un magasin avant que les prix flambent - 40000 yuans par mois (4600€) d'après elle. Cela semble excessif comparés aux 20000 de Xin le lu, autre rue commerçante du secteur, en beaucoup plus passante, mais tout est possible. Si les proprios et les maîtres du quartier se mettent d'accord, décident de ravaler toutes les façades de la rue, il n'y a pas de limite… Sur le trottoir d'en face, le marché aux fleurs, tout en verrières d'un autre âge, a été rasé en 2005. Depuis on y coule des milliers de tonnes de béton pour en faire un parc qui sera prêt pour 2010… Les fleuristes qui sont des artisans à leur compte partent les uns après les autres, remplacés par des magasins de fringues et d'accessoires dont on ne voit jamais les patrons. Zhi xia s'est adaptée, juste devant le magasin qu'elle louait…

Avant-hier, elle ne les a pas vus arriver, les cheng guan ont saisi son petit stock et sont allés le balancer plus loin ou le revendre. Les cheng guan sont des flics municipaux spécialisés dans les vendeurs de rue. Ils disposent d'un pouvoir de nuisance illimité et sont facilement reconnaissables: uniforme wermacht, brutal par vocation, vociférant par conscience professionnelle. Zhi xia a un accord avec le magasin face à elle, prévenue à temps, elle se fait héberger avec ses seaux le temps que l'orage passe… Impossible de savoir combien ça lui coûte. Pas le sourire, pas le regard, pas la douceur de ses rides… Je lui ai promis un tirage, elle était gênée pour ses collègues-concurrentes du trottoir qui sont aussitôt arrivées pour se faire photographier.
Interprète: Zheng Xiangfei

"Frozen river" de Courtney Hunt


Melissa Leo n'a pas de chance: elle déteste tant le botox que le silicone, elle n'est pas blonde et plus proche de cinquante que de trente ans. C'est probablement pour ça qu'on la voit si peu, la dernière fois, c'était dans 21 grams, déjà très impressionante épouse matraquée par la vie puisque aux côtés d'un Benicio del Toro en toxico pré et post rédemption. Cette fois-ci, elle a un peu plus de chance puisque le mari accro au jeu est parti avec les économies et n'apparaît donc pas à l'écran mais surtout, elle a le premier rôle de ce premier film de Courtney Hunt, Frozen river. Et là, on ne voit guère qu'une Tilda Swinton dans le Julia de Zoncassavettes pour rivaliser! D'un regard, Madame déménage l'enfer glacé dans lequel elle survit avec sa paire de fils paternellement abandonnés, égarés dans un mobile home aussi pourri que n'importe quelle vie d'américains dans un terrain vague, entre les congères de la frontière canadienne quelques heures avant que l'on vienne saisir la TV impayée... Quand Ray/Melissa rencontre Lila, une indienne Mohawk encore plus larguée - impeccablement interprétée par Misty Upham-, en cette veille de Noël, elle sait déjà que Santa Klaus est en train de lui jouer un vilain tour...

Le thème de ces deux femmes en rade du vieux rêve américain qui n'a jamais eu autant de plomb dans l'aile est idéal pour le grand prix largement mérité du festival de Sundance. L'indépendance, elles connaissent aussi bien que Courtney Hunt qui a écrit avant de réaliser cette perle glacée pour une poignée de dollars. La rivière gelée, c'est l'endroit par lequel on entre ou sort de la légalité, Styx tellement abandonné qu'il faut vraiment être désespéré pour oser aller y trouver de l'espoir. C'est ce qu'elles vont pourtant faire en transbordant des clandestins dans le coffre de leur voiture et, faut-il y voir un signe, les clandestins sont des Chinois grâce auxquels Ray va pouvoir regagner l'argent dilapidé par le mari et enfin offrir un mobile home étanche à ces gamins frigorifiés... Même à Sundance, les Chinois sont le banquiers des Américains!

Frozen river est un magnifique petit film, un film de femmes qui n'apparaît jamais comme tel, d'une pureté minérale et sans concession, qui échappe aux bons sentiments lacrymogènes pour s'en tenir au respect et à la dignité: comment ne pourrait-il pas être le film de l'hiver, de tous les hivers?
Photos: Affiche; Ray découvre que son mari est parti avec l'argent du ménage; clandestins chinois et passeur américain; Melissa Leo & Courtney Hunt

mardi 17 février 2009

"Après la démocratie" lu d'avant la démocratie (III)

Emmanuel Todd fait une mise au point salutaire en ce qui concerne l'immigration en France et souligne à quel point Sarkozy, en bon manipulateur, lui doit son élection. Thème porteur sécuritaire qui lui a assuré les voix du Front national, l'immigration (plus faible taux européen) et les cités (vrai problème de société) ont hypnotisé 53% de Français qui n'ont pas compris que la fracture sociale (expression dont Todd peut revendiquer la paternité) était avant tout générationnelle et sociale. A une résurgence de la lutte des classes qui profiterait trop évidemment à la gauche, le Président a préféré stigmatiser une ethnicisation fantasmatique de la société française.

Là encore, le parallèle s'impose et l'on se demande qui s'inspire de l'autre quand la Chine mobilise sa masse populaire contre la France, alors que les pouvoirs respectifs ne peuvent ignorer une interdépendance économique, ou quand Beijing monte en épingle l'indépendantisme tibétain qui n'est le fait que d'une poignée d'extrémistes désavoués par le Dalaï Lama. Sarkozy n'agit pas autrement en instaurant une islamophobie désignée sous le terme de "racaille" à passer au "Kärcher". Pendant ce temps, chômage et baisse de pouvoir d'achat s'envolent avec la bénédiction des médias, littéralement complice de la surexposition d'une violence aveuglante, assourdissante, qui relègue les problèmes économiques et sociaux fondamentaux en chiffres et pourcentages dès lors dénués de sens.

Dans les deux cas, en Chine comme en France, des événements ont eu lieu, révélateurs de malaises graves et profonds; dans les deux cas les causes n'ont pas été traités et les effets ont été utilisés pour détourner l'attention des foules toujours aussi crédules quant à la parole des médias.

Nous avons désormais un "ministère de l'Immigration, de l'Intégration et de l'Identité nationale", dont la dénomination évoque beaucoup plus Vichy que la tradition républicaine universaliste. […] La situation est cependant beaucoup plus sérieuse que sous Pétain: le régime de Vichy s'était installé à la suite d'une invasion, alors que la république se désagrégeait. Nicolas Sarkozy a été élu avec 53% des suffrages […], en tant que porteur d'un message à peine subliminal désignant les immigrés, leurs enfants et les pays musulmans comme des problèmes, un ennemi. […] Le Président se présente comme l'ami des riches, comme le champion d'une lutte des classes qui aurait été remportée par les privilégiés. […] Son acte fondateur […], c'est l'ensemble des provocations antijeunes, anti-immigrés, antimusulmanes qui ont permis à Nicolas Sarkozy de rallier une partie de l'électorat du Front national. (p.126 et 127)

On pourrait ajouter les provocations à destination des enseignants, des étudiants, des intellectuels, des Anglais, des Québécois, des Tchèques, des Hollandais… Tout ennemi bienvenu pourvu que l'on en parle, qu'il soit surmédiatisé quelques jours, toujours ça de gagné pour le patronat qui échappe à la sellette où la situation économique de millions de personnes devrait les contraindre. Sarkozy n'a rien oublié de sa stratégie gagnante au temps du ministère de l'intérieur, démultipliée jusqu'à l'Élysée, et toujours d'actualité dans son anti-programme: détourner l'attention en détournant l'origine de la contestation qui porte essentiellement sur une société de plus en plus inégalitaire.

Les émeutes qui ont enflammé les banlieues de l'Hexagone entre le 27 octobre et le 17 novembre 2005 ne doivent pas tomber dans l'oubli ou être considérés comme anecdotiques. […] L'examen statistique des personnes arrêtées prouve que cependant qu'il s'est agi d'une révolte sociale et générationnelle plutôt qu'ethnique, raciale ou religieuse. Dans le Nord, une majorité des jeunes appréhendés n'étaient nullement d'origine maghrébine ou africaine; beaucoup avaient les yeux bleus et portaient de doux noms flamands. Et la flambée des banlieues de l'Ouest, qui comptent peu d'immigrés, n'est pas compréhensible à partir d'hypothèse sur le caractère ethnique de l'événement. Les jeunes de Saint-Brieuc sont-ils vraiment d'origine maghrébine ou africaine noire? (p.128 et 129)

Ce n'est pourtant pas le constat que feront les médias nationaux ou les journaux d'opinion qui se jetteront sur les origines ethniques et religieuses des jeunes sans prendre la peine de les considérer en tant que pauvres, déclassés, marginalisés. Ainsi du site Vox dei dont le nom suffi à préciser le propos et qui a publié la carte ci-contre sous le titre Carte des émeutes de 2005, un rapport avec l'islamisation des banlieues? Ou du blog de Francenouvelle qui milite pour tout parti se situant à droite avec une préférence pour l'extrême et qui titre 85% des émeutiers de 2005 étaient des immigrés. "Information" que l'on retrouve dans Le monde du 25 octobre 2006. Deux chercheurs, Laurent Mucchielli et Aurore Delon, ont analysés le cas de quatre-vingt-six mineurs déférés devant le tribunal pour enfants de Bobigny (Seine Saint-Denis). Il s'avère que "84% de ces jeunes ont des noms et des prénoms à consonance étrangère et 55,5% à consonance spécifiquement maghrébine." Les deux chercheurs concluent que les émeutiers "ont pour la plupart entre 16 et 18 ans, sont majoritairement d'origine étrangère et principalement maghrébine. Ils sont fragiles sur le plan scolaire, issus de familles stables mais précarisées sur le plan socio-économique, et n'étaient pas des délinquants déjà connus pour la plupart d'entre eux." A aucun moment il n'est question d'Islam, en aucun cas il ne s'agit de chiffres nationaux. C'est pourtant ce que le centralisme médiatique de la France de Sarkozy retiendra… L'instrumentalisation de la misère sociale est en marche, elle ne s'arrêtera pas. Sarkozy quitte le ministère de l'Intérieur pour se consacrer à sa candidature présidentielle le 26 mars. "Le lendemain, à la gare du Nord, des affrontements spectaculaires opposaient bandes de casseurs et forces de police. Au soir du premier tour de l'élection présidentielle, le sondage TNS Sofres dit de "sortie des urnes" indiquait que ce qui avait le plus influencé le vote des électeurs de Sarkozy était, mentionné par 43% d'entre eux, le choc de la gare du Nord." (p.131)

Todd livre ensuite une analyse très précise du déroulement de la campagne sur le thème sécuritaire, de la droite à la gauche, en passant par les extrêmes. Sarkozy a été élu en misant sur le capital-peur mis en lumière par le philosophe polonais Zygmunt Bauman. Et Todd de conclure ce chapitre sur une fausse question: "Alors que la société française s'inquiète des conséquences de la globalisation, dans les hautes sphères de la vie intellectuelle et politique, on manie de plus en plus de concepts ethniques ou religieux; on s'alarme d'une immigration qui est la plus faible d'Europe; on élabore une doctrine occidentaliste, dérivé du concept de choc des civilisations et fortement islamophobe. Comment ne pas voir, dans cette fixation sur l'identité, une tentative, […] pour détourner contre des boucs émissaires une colère sociale d'origine économique?" (p.142 et 143)

Combien de mots faudrait-il changer à ces quelques lignes pour retrouver la situation chinoise entre mars et juillet 2008? Des émeutes de Lhassa au boycott de Carrefour… On ne cesse de monter en épingle les différences culturelles comme autant d'épouvantails ou de tigres de papier quand finalement, dans un cas comme dans l'autre, la finalité est la même: détourner l'attention de la masse pendant que l'élite financière poursuit le pillage de l'intérieur. A armes très inégales, Chine et France sont ni plus ni moins des concurrents sur le marché du libre-échange. Toute autre considération relève d'une désinformation organisée pour ne pas avoir à répondre sur d'autres questions, d'autres sujets, autrement plus douloureux pour les populations respectives.

[…] il n'est plus sérieux, en 2008, de percevoir les géants que sont la Chine et l'Inde comme des petites fleurs fragiles dépendant terriblement de notre bienveillance. Au-delà des discours lénifiants des dirigeants, le programme des cadres moyens du Parti communiste chinois est, je cite, de "bouffer les Occidentaux", juste retour des choses si l'on se souvient du sort qu'Européens et Américains ont fait subir à la Chine à partir de la guerre de l'Opium. […] La Chine est sous pression: le déracinement en quelques décennies de dizaines, de centaines de millions de paysans, l'émergence d'une classe moyenne urbaine privilégiée, l'apparition d'une ploutocratie au sommet de la pyramide sociale contredisent son système anthropologique égalitaire. […] Les nouveaux mandarins le savent, qui se sentent menacés par une réaction violente de la société. (p.160 et 161)

Certes, en Chine, l'écho des innombrables troubles sociaux est très efficacement étouffé par une censure implacable qui justifie, en partie, son action par l'anarchie démocratique française. CCTV se régale à chaque voiture qui brûle en France tandis que dans son immense majorité, la population chinoise perçoit la société harmonieuse comme l'un de ces documentaires animaliers ou touristiques sur la Chine éternelle qui précède le journal de 19h00, véritable hagiographie du pouvoir. Une heure plus tard en France, la question des droits de l'homme invariablement bafoués par le pouvoir chinois permettra aux Français de se sentir bien chez eux. Dans les deux cas, encore une fois, la responsabilité des dirigeants politiques dans la misère des populations dont ils ont souhaité ou exigé le contrôle ne sera pas évoquée – à peine en France, pas du tout en Chine (sauf sur le net)…

(à suivre)
Photos: Télérama (Une du 21 janvier 2009); émeute 2005; carte des émeutes sur le site vox dei; émeute 2005; émeute de Wengan en juin 2008

lundi 16 février 2009

"Beauté volée" de Bernardo Bertolucci


Oui, je sais, ça paraît hors sujet… Bertolucci, Liv Tyler et Jeremy Irons, en 95! Ma que relacion con la realidad de los chinese? Même pas une miette de chti's! En italospagnol c'est déjà bien, non? Et puis, malgré les apparences, c'est bien là que passerelle - ou absence de - font pleinement sens… Bertolucci est né en 41. S'il a aujourd'hui 68 ans, il en avait donc 53 lors du tournage de Stealing beauty. Encore vigoureux le vieux beau, toujours aussi centré sur la chose qui nous rend idiot, crétin, géniaux, vivant, maso, vilain, au moins proche des saints intronisés par accident, erreur de casting, karma sous ecsta, etc. Bref, les enfants, nous avons là un petit précipité d'idéalisme post soixante huitard d'autant plus délicieux que the cherry on the cake n'est autre que Liv Taylor dans l'exact 19ème année de sa vie et du film et que l'on se frotte les yeux en se demandant comment une gamine peut interpréter ça, avec la distance, l'incarnation la vraie, le trouble et l'authenticité, le talent et la fraîcheur…
Le vieux barde italien a peu débandé depuis le dernier tango et tiendra la rampe jusqu'aux Innocents – The dreamers en 2003. Peu importe ce qu'il filme! Scénario prétexte… Un groupe, composante essentiellement familiale mais avec droit d'inventaire, un intrus (de préférence étranger – le réactif par excellence) et ce que cela suppose de dérèglements et de capacité à intégrer/gérer cette intrusion aux conséquences aléatoires. Don't bogart the joint, buddy… Old school style… Et finalement pas tant que ça! Les protagonistes sont tous occupés à leur business sans perdre de vue ce que l'autre peut offrir de régénérescence, d'existentialiste excursion au pays des rêves enfouis au fond du jardin alors que l'on jurait fidélité à un quelconque intégrisme… Là où Bertolucci explose le cadre et offre ses lettres de noblesse trop mûre à une jeunesse trop verte, c'est qu'il épouse parfaitement le point de vue de l'intrus(e), du je narcissique, épouvanté, manipulé/manipulant, qui se doit en toute humanité d'ambitionner de diriger le monde! Jeremy Irons, perfection minérale, tombe amoureux avant de partir en ambulance en finir avec son cancer… Sortie des artistes. Bertolucci a quelque chose de touchant: la mort approche sans parvenir à le distraire… Ses idéaux de jeunesse, toujours aussi peu d'actualité, conduisent ses histoires en dépit des modes et des horizons, sur le chemin inaltérable de la conquête du rêve qui emportent l'adhésion des publics… Quelques précisions cependant… La mère de l'ingénue vient de mourir, le père est inconnu… Liv Tyler vient conquérir un monde libre dont elle est d'ores et déjà libérée. Et donc, le bel Italien peut se présenter, celui de son adolescence, celui qu'elle n'avait pas oublié, etc.
Beauté volée n'est pas un formel chef-d'œuvre cinématographique, ce n'est qu'un idéal de vie dont l'humilité peut nous rendre honteux de sacrifier à d'autres considérations. Autant dire qu'en cas de fièvres, acheteuse, égoteuse, oedipeuse, il ne faut pas hésiter à en abuser…
Et donc, au creux du carcan sécuritaire, au pays des 'il faut', 'tu dois', 'il est interdit de', 'jamais tu/toujours tu', Stealing beauty a valeur d'alphabet, de grammaire, et d'instruction civique – bien entendu, l'histoire de l'art est en filigrane et l'amour ne prend pas les gens pour des cons. Bréviaire pour les victimes d'intégrismes soucieuces de se former au difficultés de la liberté.

Petite histoire vue de ma fenêtre

Les disputes de jeunes couples sont fréquentes, rituel de passage, test d'endurance... Cela peut aller jusqu'aux cris et aux larmes avec attroupement mais c'est rare. Le cas de figure le plus fréquent tient de la bouderie butée, trois pas en avant deux en arrière, parfois le contraire. La fenêtre du bureau donne sur Shanxi nan lu, de nombreuses observations ont inspiré cette vignette synthétique...

Elle boudait avec vigueur, se dégageait du bras qui cherchait à la retenir, puis ralentissait le pas pour qu'il la rattrape. Le jeune homme était conciliant, savait que tout ce qu'il pourrait dire ou faire à cet instant n'avait aucune importance, seul comptait l'étendue de sa patience. Il portait deux sacs de shopping, regardait le ciel de temps à autres; elle continuait de piailler, cherchant des larmes qui ne venaient pas. Trente mètres en un quart d'heure. Jusqu'où est-il responsable, fiable, endurant, se demandait-elle. Jusqu'au bout de la rue ou jusqu'au bout de la vie? Elle n'acceptera jamais de venir à l'hôtel, pensait-il. Les bras croisés et le regard vrillé dans le sol, l'épaule contre un arbre, chassant un obstacle invisible du bout d'une basket dorée, elle écoutait la voix de sa mère. C'est un paysan, il va profiter de toi et t'abandonner. Tu vas jeter ta famille dans la honte. Anxieuse, elle tripotait nerveusement le petit ourson en peluche accroché à l'anse du sac D & G qu'il lui avait offert le week-end précédent. Pendant ce temps, il ébouriffait ses cheveux gélifiés comme si une idée géniale allait soudain s'en échapper. Il proposa d'aller au Starbuck café sur Huai Hai zhong lu. Elle leva un œil vers lui, fit quelques pas dans la bonne direction. Puis elle le vit sourire et s'arrêta aussitôt. Tu crois que je suis une pute? Tu crois qu'une paire de tee-shirts et un capuccino suffisent? Il ne répondait pas, essayait de comprendre comment ils en étaient arrivés à cette dispute. Il n'avait rien vu venir. D'un seul coup, elle avait lâché sa main et s'était écartée de lui. Réponds, insista-t-elle, alors que les passants les contournaient sans même leur jeter un regard. Tu crois que je suis comme cette étrangère que tu as reluqué tout à l'heure dans le magasin de Yongjia lu? Il tenta je t'aime, il n'y a que toi et n'y aura jamais que toi. Elle fixait ostensiblement les deux sacs plastique avec une moue de mépris. Mon oncle va m'embaucher dès que j'aurai ma licence, cet été, et si je continue en même temps à créer des sites web, en deux ans, j'achète un appartement et une alliance en diamants. Il était trop petit mais elle aimait bien ses mains dont elle rêvait parfois. Et il était un étudiant apprécié de tous, travailleur, promis selon les professeurs à un brillant avenir, ce qui, quand elle était de bonne humeur, compensait ses origines provinciales. Elle était shanghaienne, jolie par principe et nécessité, sa pâleur et ses faux ongles étoilés disaient combien elle était évoluée et sophistiquée. Elle étudiait le français car son père pensait que l'argent des étrangers est plus facile à gagner quand on parle leur langue. Tu m'emmèneras à Paris en voyage de noces? Suspendue à son point d'interrogation, elle souriait maintenant, mélange mutin de défi et de provocation ayant valeur d'apaisement. Il s'imaginait annonçant à sa famille restée dans le pauvre Hubei, même pas à Wuhan, que s'il ne leur envoyait pas d'argent c'était pour convoler en France avec une shanghaienne. De son vertige, il tira pourtant un mince sourire et une petite carte de sa poche. Il lui tendit. C'était la carte d'un hôtel bon marché, pas très loin, à une heure de bus. La carte assurait qu'il y avait une douche par chambre et que tout le confort était fourni. Sur fond rose, une Tour Eiffel blanche et des petits cœurs rouges présentaient le Paris Hotel. Elle glissa son bras sous le sien et ils avancèrent ainsi dans leurs vies, pour encore quelques temps...


Photos: Jeunes mariés olympiques à la sortie du bureau d'enregistrement le 8/8/08 à Beijing (Aujourd'hui la Chine), Tee-shirts pour couple (école de design de Shanghai), Mariage de luxe (catalogue agence), Suzhou river de Lou Ye

samedi 14 février 2009

"Cœurs" d'Alain Resnais, un beau cadeau de Saint Valentin



Je me souviens d'autres vies, ailleurs, où il était de bon ton d'ignorer cette célébration jugée tellement récupérée, commerciale, qu'elle ne pouvait qu'enlaidir l'amour, cet hymne quotidien ou pour le moins suffisamment entretenu pour que roses et déclarations n'attendent ni le calendrier ni le signal martelé par les médias. Parfois, avec un sourire amusé, on tendait une rose comme un jeu, un geste presque provocateur, retour à nos origines populaires, un compromis à la conscience envahissante que nous avions découvert dans les livres, tous ces livres…
Changement de décor! En Chine, la Saint-Valentin, c'est obligatoire! Ne pas sacrifier au rite équivaut à une négligence impardonnable, une désaffection possiblement irréversible. C'est qu'ici l'amour ne va pas de soi, souffre de la rigidité qu'impose le sens des responsabilités, celles-ci étant codifiées sur des bases obscures mais à fort relents confucéens. Pas trop de sexe (au-delà de trois fois par semaines, cela devient du vice – sic!), beaucoup de prévenance réciproque, et des comportements stéréotypés en fonction du genre: l'homme parle peu, travaille de manière inversement proportionnelle, ignore tout de la futilité mais rien des caprices sans lesquels sa femme n'en serait pas vraiment une. Elle aime la couleur rose et les ours en peluche, est fidèle à ses humeurs comme un militaire à la discipline, possède un réseau d'amies à qui se plaindre de lui, préfère l'eau tiède aux boissons alcoolisées que sa mère lui a certifiées piégées par l'homme à des fins honteuses. Lui est fan de NBA mais se laisse traîner de magasin en magasin, souvent en restant à la porte, planifiant pendant ce temps achats d'appartement et de voiture hors lesquels il ne serait ni responsable ni respectable. L'amour à la chinoise est une petite entreprise orchestrée par les familles qui laisse bien peu de place à la spontanéité, à l'élan – quant à la passion… Autant dire que le jour de la Saint-Valentin, les fleuristes de Shanxi nan lu font carton plein, du trottoir aux boutiques, et jusque sur la rue où les voitures sont garées en triple file. Les prix s'adaptent à la figure imposée: multipliés par deux. Bien entendu, moins le budget disponible est conséquent plus il faudra investir. C'est que sacrifice et privation collatérale sont parties intégrantes du processus… Bref, je viens d'offrir 99 roses rouges à Xiangfei! Le nombre signifie "pour toujours" et le bouquet âprement négocié occupe toute la table du salon. Au diable l'élitisme des consciences mal embouchées et vive les fêtes qui célèbrent le difficile bonheur d'être deux - compassion pour tous ceux qui n'ont personne à qui offrir un bouquet…


Pur hasard d'avoir visionné Cœurs d'Alain Resnais hier soir… Sorti en 2006, le film est l'adaptation d'une pièce de théâtre de Jean-Michel Ribbes qui a traduit un succès du dramaturge Alan Ayckbourn, Private Fears in Public Places. Affichant un casting impeccable (Sabine Azéma, Pierre Arditi, Isabelle Carré, André Dussolier, Laura Morante, Lambert Wilson) cet excellent Resnais, Lion d'argent à Venise si cela signifie quelque chose, présente six personnages dans le pétrin de l'amour - ses impasses, absences, solitudes, tyrannies, espoirs, rencontres et déception, forcément déception. C'est dans cet univers sombre et froid que l'on débarque cycliquement dès lors qu'on en a fini avec le carcan normatif chinois. L'autonomie, le refus de la dépendance à l'autre, le confort des institutions sociales, créent cette solitude particulière – "l'Européen(ne) triste et triomphant(e)" dont parle Emmanuel Todd dans Après la démocratie. L'ensemble tient par la grâce d'un enchevêtrement digne d'un Labiche qui aurait lu Baudrillard et croisé Lacan: Lambert Wilson dans un magnifique contre-emploi de militaire viré de l'armée, aux prises avec ses angoisses de mâle, l'alcool, et une Laura Morante toujours superbe dans la crise, le drame intime tenu en joue par une fierté qui la préfèrerait morte que soumise; André Dussollier, vieillissant dans une solitude accompagnée par sa jeune sœur (Isabelle Carré), en collègue d'une Sabine Azéma pour le moins ambiguë, entre illuminée mystique et harpie SM, la synthèse circulant sur vidéo VHS… Le chassé-croisé est brillant: Pierre Arditi, barman aussi psy que tous les barmen, console Lambert Wilson et accueille Azéma en pleine phase de rédemption qui fait du papy sitting auprès du vieux dégueulasse qui serre de père et accompagne la solitude d'Arditi… Quand Wilson et Morante décident de faire un break et que le premier passe une annonce, c'est sur Isabelle Carré qu'il tombe, etc. C'est d'une élégance rare, réalisé avec une justesse de mise en scène et de direction d'acteurs qui transforme le glauque réalisme poétique de Carné en une poésie réaliste du plus bel effet. Il neige du début à la fin du film, faisant regretter que Cœur en hiver ait été déjà pris par Sautet… "Bon Dieu qu'il fait froid dans la solitude", nous dit le film! Et c'est ici que le talent intervient: nulle réplique de ce vieux tonneau, pas le moindre bavardage pontifiant, encore moins d'explication sociopsy… Que ceux qui se demandent l'effet que ça fait d'être Français, ou encore quel est le prix de la liberté, aillent voir ce film! D'ici là, les personnages du film auront vécu la Saint-Valentin comme un calvaire de solitude – mais ce n'est pas sûr, après tout ils sont libres! Et les fleuristes de Shanxi nan lu auront vendu toutes leurs roses sans aucune garantie d'amour non plus… Make you choice baby!
Pour une vision réaliste et très peu romantique de l'amour à la chinoise, lire l'article ci-dessous:

vendredi 13 février 2009

"Après la démocratie" lu d'avant la démocratie (II)


Fin des idéologies et narcissisme
En 2008, les défections socialistes vers le sarkozisme ont révélé l'existence d'un métier politique indifférent à l'idéologie. Mais […] en 1988, Franz-Olivier Giesbert ouvrait (déjà) une ère nouvelle du journalisme en passant directement du Nouvel Observateur au Figaro, […]. Depuis, la circulation des journalistes entre médias écrits de couleurs censées différentes est devenue plus qu'une pratique banale: la règle, marquant la fin de l'âge idéologique. (p.87)

Ici, la marche est grande! La question de la liberté d'expression, inexistante en Chine, pose un vrai problème de culture. Nombre d'étudiants sont persuadés qu'on ne peut pas tout dire, qu'il faut un contrôle de la circulation des informations puisque "le peuple n'est pas capable de tout entendre"… Pourtant, la fin de l'idéologie est tout aussi évidente en Chine qu'en France! L'absence de liberté d'expression n'est pas aujourd'hui communiste, elle est uniquement sécuritaire (et réellement mise à mal par Internet qui, malgré son score, est encore élitiste). Quant au pragmatisme initialisé par Giesbert, est-il tellement éloigné de ces étudiants chinois qui passent deux ou trois dans les écoles de journalisme occidentales avant de revenir exercer en Chine? La censure économique du groupe Bouygues/TF1 à une poignée de main, une tape dans le dos, du pouvoir ne génère pas plus de plainte, de crise, de manifestation, que le limogeage du patron de Paris-Match dès lors qu'il déplait au prince de l'élysée. Une fois encore, le différentiel se situe essentiellement dans la forme: la censure chinoise est officielle, totalement hostile aux principe de liberté et de droit à l'information; en France, elle est le fait de groupes de pression, d'hommes de pouvoir et, puisqu'elle est légalement interdite, s'exerce sur un plan financier, notamment via les annonceurs qui font vivre la presse. Bien entendu, on ne peut que déplorer et s'insurger contre l'incarcération de Hu Jia, Liu Xiaobo, ou Zola, le célèbre internaute, mais bien qu'à des degrés divers, sur le fond, idéologie et déontologie vont bilatéralement très mal et sacrifient allègrement au "partenariat stratégique" qui justifie à peu près tout. L'argent roi, l'avènement du grand capital globalisé en tant que seul baromètre de la société, le terme "décomplexé" mis à toutes les sauces par les requins justifiant ainsi leur voracité très éloignée du moindre humanisme… Portrait de la France ou de la Chine? La passerelle entre les deux pays n'est conçue ni pour les piétons ni pour les cyclistes, on y circule mieux en 4X4 onéreux et polluant, jetant un œil condescendant aux pauvres bougres qui s'invectivent à grands coups de nationalismes. L'union nationale n'est jamais aussi forte que quand un coupable, un bouc émissaire, est désigné – en France, on peut remercier les émigrés; en Chine, l'éternel étranger mal intentionné est une histoire qui fait recette. Pendant ce temps, les élites économiques se frottent les mains, bien au chaud, chacun dans son coin…

Nous aurions pu attendre de l'élévation du niveau éducatif l'émergence d'une nouvelle classe supérieure vraiment supérieure, consciente de ses responsabilités: des millions de philosophes prêts à se dévouer pour la collectivité. Ce que nous observons est un groupe supérieur implosé, une multitude d'individualités isolées, farouchement préoccupées d'elles-mêmes, détachées de la religion, des idéologies, obsédées d'épanouissement corporel, sexuel, esthétique. (p.90)

Constat a priori bien peu confucéen mais nous verrons dans un autre sujet que le confucianisme, aussi certainement que le catholicisme, est brandi tel une menace divine quand ça arrange et poussé sous le tapis avec les miettes pour les mêmes motifs… La société chinoise, du moins sa strate désormais nantie, s'occidentalise dans ce que l'occident a de plus vulgaire, un matérialisme superficiel, décérébré, une culture bing bling, narcissique et cynique. La réflexivité du système est d'une telle complémentarité que l'on imagine mal une fin de processus: l'usine du monde fabrique les oripeaux du narcissisme occidental qui lui renvoie un manuel de fashion victim en dix leçons totalement inadaptées. La culture chinoise est soit millénaire soit inexistante, l'Occident se jette dans cette brèche pour vendre son cholestérol et son prêt à penser en terme de parts de marché. Le piège se referme sur la jeunesse qui voit de la modernité libératrice dans le téléchargement de ce que consomment sur la TV de leur cuisine les ménagères occidentales. L'opium n'a fait que changer de fournisseur… Ne serait-ce qu'en terme d'alimentation, tellement cruciale pour les Chinois, la vigilance s'est émoussée jusqu'à disparaître – là aussi, plutôt que de rejeter par principe ou d'adopter aveuglément par mimétisme, un peu de discernement, d'esprit intellectuellement critique, serait souhaitable.

Les Français de sexe masculin ont pris, grâce à une alimentation plus abondante et plus riche, 10 cm en un siècle, essentiellement depuis 1950. Un homme de 20 ans mesurait en moyenne 165,8 cm en 1900, 168,3 cm en 1950, 175,7 cm en 2005. Avec quelques décennies de décalage, les Français commencent à grandir en largeur, même si la proportion d'obèse, 9%, est très loin d'atteindre […] les records caractéristiques des Etats-Unis (31%) et du Royaume-Uni (23%). (p.92)



Déjà un adolescent urbain sur cinq souffre d'obésité en Chine… De quoi sérieusement s'inquiéter si l'on considère la politique de l'enfant unique éduqué par des grands-parents qui ont connu la famine et projettent tant leurs angoisses que leur nouvelle richesse de consommateur sur leur progéniture. Si l'on ajoute encore la confucéenne piété filiale qui régit la société civile depuis Deng, on peut craindre pour l'avenir de ces gosses gavés comme des bêtes de concours… Un respect dû aux aînés qui ne pose pas de problème fondamental théorique mais dont la pertinence ponctuelle résiste mal à l'observation et au pragmatisme: "Lors du recensement réalisé en l'an 2000, 14% des hommes et 40% des femmes de 60 à 64 ans étaient analphabètes. Pour les plus de 65 ans la proportion d'individus incapables de lire atteignait 29% chez les hommes et 65% chez les femmes. La Chine est toujours tenu par la dictature d'un parti unique." (p.107) Quelle hérésie pourrait créditer le respect de l'ignorance et de l'inculture? Là où l'analyse de Todd est partielle, c'est dans l'ignorance d'une société civile de plus en plus critique vis à vis du parti mais cependant réfugiée derrière un confucianisme qui avance encore moins vite que le conservatisme de l'État.

Parti unique, économie de marché, idéologie nationaliste xénophobe: l'usage politologique voudrait que l'on catégorise la Chine comme un pays contrôlé par un régime fasciste. Il y a cependant des différences importantes. Au contraire des fascismes historiques, le régime n'est pas ravagé par l'anti-intellectualisme: il croit à l'éducation et investit massivement dans son système universitaire. (p.107)

Il est permis d'émettre un doute sur la nature de cet investissement et sur les finalités qui lui sont dévolues. Le système universitaire chinois, du moins ce que j'ai pu en comprendre, n'est pas une proposition d'ouverture intellectuelle et mentale sur une dimension culturelle, existentielle, qui enrichirait l'individu à même de franchir un à un les obstacles pour accéder enfin à une élite afin de reconsidérer, remettre en question, tant son statut personnel que le contexte dans lequel il vit, se trouvant ainsi en position d'authentique vecteur d'évolution sociale. Et quand bien même cet idéal est aussi une peau de chagrin en Occident, il est ici littéralement ignoré au profit d'un pragmatisme extraordinairement réducteur: la fin justifie les moyens. N'importe quel diplôme, "de langue s'il le faut alors que je souhaite faire de l'économie", pourvu que je puisse trouver un job à même de satisfaire le diktat familial confucéen totalement assujetti au marché. Le contexte historique bien sûr expliquera cette situation mais ne résoudra pas la quadrature à laquelle sont confrontés tant le gouvernement que les jeunes diplômés: un déficit de compétence menant directement à la perte de parts de marché. (v. Des cols Mao aux cols blancs, Graeme Maxton, The economist, Courrier international, Le monde en 2008)

Nous ne devons pas oublier […] que pour les Chinois qui ont vécu le maoïsme, le régime actuel est la liberté réalisée. On peut, on doit les comprendre. Nous verrons dans les années qui viennent si l'universalisme de la démocratie est inéluctable. Mais à nouveau l'anthropologie des structures familiales révèle sa puissance explicative. La force du trait autoritaire, l'atténuation du trait égalitaire de la famille communautaire chinoise permettent de comprendre la résistance actuelle du Parti communiste chinois à la vague démocratique qui a traversé le monde à partir du milieu des années soixante-dix, menant à l'effondrement des régimes autoritaires en Espagne, au Portugal, en Grèce, en Amérique latine, puis à la chute du mur de Berlin et à l'effondrement du communisme. (p.108)

La différence semble se faire sur un schisme fondamental: la discipline ou l'autodiscipline. La première demande un policier, un militaire, qui règle le problème d'un coup de matraque ou d'une balle dans la nuque; la seconde demande un prof, un contexte culturel, de l'argent et de longues années… C'est un pari digne de l'humanité, c'est celui que Sarkozy renonce à faire…
(à suivre…)

jeudi 12 février 2009

"Slumdog millionaire" de Danny Boyle

Petits meurtres entre amis et Trainspotting avaient déjà permis de découvrir que Danny Boyle était un bon réalisateur et un réalisateur malin, au moins dans son flair pour transformer un scénario intelligent en petite pépite cinématographique à consommer entre inconnus du monde entier. Ses invariants tiennent de l'universalisme: l'argent, la cupidité, la trahison mais la fidélité, la haine mais l'amour, etc. Cette fois-ci, une méga dose d'exotisme propulse l'opus au top de tous les festivals du monde. Slumdog millionaire est tellement bien ficelé qu'il serait capable de réconcilier Caïn et Abel, Bouvard et Pécuchet, ou en l'occurrence Krishna et Arjoun puisque le thriller social se déroule en Inde à Bombay.
A ceux qui sortiraient de quelques semaines de comas et ne connaîtraient pas l'histoire, nous dirons simplement qu'un gueux de là-bas décroche la super timbale dans un jeu TV et se retrouve torturé dans le commissariat local pour avouer une tricherie dont il est innocent. Il va justifier ses réponses gagnantes une à une à un flic devenu compréhensif par émotion, compassion, à l'écoute du récit de sa vie….
Les dix ou vingt premières minutes passées (en fonction de la capacité de chacun à rester bouche bée sans oser cligner des yeux), on commence à voir venir une énormité bollywoodienne retaillée worldbuster: Oliver Twist s'est dégotté un petit frère chez les intouchables et une poulette pour la page centrale du National Geographic. A partir de là, le spectateur fait son choix. La transposition de "Qui veut gagner des millions?" au pays de la misère business est bien vue ou insupportable; l'esthétisme du bidonville (slum) est too much ou un hymne à la vie en résistance; les méchants sont nuls, caricatures de roman-photo, ou d'une connerie aussi crédible que la situation où elle les a conduits, etc. Hitchcock disait qu'il ne fallait pas avoir peur des clichés, seulement bien les utiliser. C'est ici magistralement fait! Jusqu'au générique final que les esprits retors pourront considérer comme une compromission locale quand il ne s'agit que d'un clin d'œil permettant pour une fois d'apprécier un générique de fin! Bref, si Slumdog millionaire, tiré d'un best-seller indien, fait la part belle au destin/karma, c'est que Danny Boyle n'ignorait pas qu'il devrait affronter quelques petits esprits jouant à Roland Barthes période école primaire, mais qu'ils ne feraient pas le poids face aux sourires déclenchés par une brochette de gosses qui, d'un bout à l'autre du film, courent après la vie, après l'amour, et finissent par les rattraper. Il n'est pas sain de bouder son plaisir sous couvert de faux intellectualisme, Slumdog millionaire est une superbe proposition pour ceux qui en sont convaincus.
PS - Comment raccorder avec la Chine? Impossible! Une telle mafia dans ce film, des flics tellement stupides et une corruption tous azimuts dans un contexte sans foi ni loi, qu'on ne peut imaginer pareil anarchie dans un pays qui vient d'interdire Batman parce que l'un des méchants est Chinois...

mercredi 11 février 2009

"Après la démocratie" lu d'avant la démocratie (I)


Depuis quelques décennies déjà, les Occidentaux attendent de la Chine, exigent de la Chine, qu'elle se droit de l'hommise, se démocratise. Pour certains, c'est un processus irréversible, une simple question de temps, de patience. Universalisme eurocentriste pariant sur le marché auquel la Chine adhère avec un zèle dévastateur de type backlash post-colonial. Et si, tout au contraire, les États européens se trouvaient dans une telle impasse qu'ils devaient renoncer à la démocratie? De facto, le marché du libre-échange s'effondre et les démocraties ne semblent plus en mesure que de souscrire à de volatiles instituts de sondage – ce qui ne saurait contenir très longtemps le raz de marée des insatisfactions sociales. Emmanuel Todd prône un protectionnisme raisonné, seul à même selon lui de sauver la France du naufrage économique, social, et donc politique, auquel conduit l'actuel présidence de la République: "Les Français ont […] été confrontés à quelque chose qu'ils n'auraient sans doute pas cru possible: un président hyperactif mais impuissant, pédalant vigoureusement sur une version politique du vélo d'appartement." (p.68) Et l'historien, démographe, sociologue ne peut être suspecté de rouler pour le PS puisqu'il conclut partiellement son brillant essai par ce constat dont le sinistre ne doit pas masquer la lucidité: "Le suffrage universel semble désormais produire de l'incertitude plutôt que des choix rationnels. L'élection présidentielle de 2002 avait vu l'extrême droite l'emporter au premier tour sur une gauche fragmentée parce que démobilisée. Celle de 2007 nous a offert, au premier tour, le spectacle nouveau d'un affrontement principal entre deux candidats existant par l'image plutôt que par le programme, le choc de deux vides. […] Les électeurs qui avaient peur de l'incompétence de Ségolène Royal l'ont finalement emporté sur ceux qui avaient peur de la brutalité de Nicolas Sarkozy. Il n'y a donc pas eu retour du politique, mais irruption d'une "antipolitique", phénomène qui explique l'effondrement de la participation électorale lors des législatives qui ont suivi." (p.239)

Emmanuel Todd est un scientifique hors norme dont les hauteurs de vue le placent en posture d'extra-terrestre. Après avoir prédit la fin du bloc soviétique dès 1976 et le déclin de l'empire américain en 2002, il fustige depuis 99 un acharnement fatal des politiques occidentales au libre-échange malgré la monté en puissance de l'Inde et de la Chine. Prophète confirmé des effondrements, ses analyses visionnaires sont donc à prendre au sérieux. Sur le chemin qu'E.T. emprunte dans ce nouvel essai de décomposition politique, le lao wai que je suis ne résiste pas à superposer une Chine bien moins spécifique qu'elle ne le prétend et, à bien des égards, qui fonctionne comme un reflet des aberrations françaises… Soit par des similitudes inattendues que les cultures respectives ne sauraient admettre, soit par projection d'un modèle négatif de l'une sur l'autre. En effet, dans sa dynamique émergeante, la Chine a rendez-vous avec un modèle économique et social qui ne fonctionne déjà plus en Occident, tandis que la France dans son incapacité à résorber la montée des inégalités s'oriente vers une politique de plus en plus sécuritaire. Relevé des miroirs tendus au fil des pages d'Après la démocratie
Le marché, étendu par le libre-échange à la terre entière, régule, tel un dieu aveugle. Dans ce monde automatisé, tout ce qui est demandé aux hommes est une adaptation passive. (p.49)
Se soumettre, donc… Jusqu'où, pour combien de temps? Le tenace cliché qui fait des Français un peuple de braillards éructant de grèves en manifestations n'est-il pas compensé par les multiples troubles sociaux, beaucoup plus violents qu'en France, qui émaillent la société harmonieuse. Comparaison abusive? Le contexte culturel ne doit pas masquer la réalité socio-économique. L'accession à une nouvelle richesse de la classe moyenne chinoise que son équivalent français est en train de perdre est en voie de stagnation. Quand la crise aura rattrapé cette classe moyenne qui, de Beijing à Shanghai, semble tellement indifférente à la pauvreté de ses provinces, il sera temps pour un choix de civilisation qui, dans le contexte actuel, menace de se faire de manière conflictuelle incontrôlable. 2012 verra le renouvellement de la tête du Parti et de l'exécutif. C'est un rendez-vous déterminant pour l'avenir de la Chine et donc du monde - 2012 qui sera également une année d'élection présidentielle en France.

[…] il est indispensable de distinguer entre "globalisation" et "mondialisation". La globalisation, c'est le mécanisme économique et financier aveugle dont nous ressentons désormais les effets négatifs. La mondialisation, c'est quelque chose de beaucoup plus vaste et diffus, une ouverture mentale des cultures de la planète les unes aux autres, et ce concept devrait garder une connotation positive. Ni la pensée unique ni le national républicanisme ne font cette distinction. (p.51)

Et, lues de Chine, tellement conspuée pour son régime politique, on ne peut que tristement sourire à ces lignes: Le sarkozisme a le mérite de nous démontrer par l'action – pardon, par l'inaction – que pensée unique et national républicanisme ne sont pas opposés mais, parce que également vides de projet, superposables. […] Le nouveau président exige un retour à l'idée de nation, il célèbre l'identité nationale et la fierté d'être français. Contre le fantôme de mai 68, il prône l'ordre, l'autorité. (p.51 et 52) A partir du lamentable discours "liquidateur d'héritage" de Sarkozy, y aurait-il injure à remplacer le mai 68 français par le mai 89 chinois?

Au centre des évolutions, l'état de l'éducation est évidemment un repère essentiel. Le système éducatif, tant aux Etats-Unis qu'en France, est en phase de stagnation. Todd établit un parallèle chiffré entre cette stagnation et l'avènement de la télévision: "La télévision ramène tendanciellement l'individu à la culture orale; elle encourage un rapport passif au divertissement et à la culture. La statistique de diffusion des récepteurs permet d'apporter un début de vérification empirique à l'hypothèse d'un blocage du progrès éducatif par le nouvel instrument audiovisuel. […] En 1958, le taux d'équipement en téléviseurs était aux Etats-Unis de 287 pour 1000 habitants, en France de 22 pour 1000. […] Les dix-huit ans de retard de l'Hexagone sur le modèle américain dans la course au téléviseur expliquent pour une bonne part qu'il soit entré en stagnation éducative avec trente ans de retard." (p.63) A ma connaissance, ce genre de statistique n'existe pas en Chine. Nous devrons nous contenter de relever l'omniprésence de la télévision et de ses dérivés, du restaurant au métro, en passant par l'épicerie, le bus, le taxi, toute échoppe de rue, les banques et administrations, les trottoirs et façades d'immeubles et, bien entendu, les foyers où les programmes formatés de CCTV tournent à plein régime… On se souvient alors du message programmatique marxiste-maoïste, la religion est l'opium du peuple, et constate que les gouvernants ont depuis compris qu'un peuple sous opium est beaucoup plus malléable, au moins calme, que sans – il suffit de contrôler l'origine et l'approvisionnement de cet opium, ce qui n'était pas le cas de la religion mais s'avère terriblement efficace avec la télévision. Ce qui nous conduit à un paradoxe apparent puisqu'au contraire des États-Unis et de la France, le système éducatif chinois est ascendant, mais plusieurs précisions s'imposent et permettent de relativiser cet écart. La volonté politique de générer une nation de diplômés est récente, progressive depuis Deng, entérinée en entrant dans le nouveau siècle, et a pour résultat direct et immédiat l'obtention automatique de la licence, quels que soient les résultats obtenus, et donc un niveau universitaire faible – soit une nette évolution quantitative mais une stagnation qualitative qui pose un vrai problème d'encadrement dans les entreprises nationales. Cependant, cette jeunesse citadine (d'origine ou d'adoption) universitaire est passée presque directement de l'enfance à Internet dont l'interactivité exclut partiellement le ramollissement cérébral induit par la télévision. Avec plus de 250 millions d'internautes, certes très surveillés, la Chine est numéro un au hit-parade mondial des connections et de la blogosphère, soit un véritable vivier d'agitation potentielle et parfois réelle qui fait très peur à ses dirigeants. A nouveau, le parallèle France-Chine s'impose avec la désaffection générationnelle d'un média vieillissant, la télévision, au profit d'un mode d'expression qui échappe plus ou moins aux autoritarismes, Internet. Pour les strates sociales bénéficiant d'une éducation supérieure, la connivence générationnelle semble, sur le fond, supérieure au clivage de formes entretenu par les nationalismes. C'est l'aspect positif de la mondialisation souligné par Emmanuel Todd.


Effet pervers de cet accès à l'information et à la communication via la lecture et l'écriture dont dispense la télévision, les nouveaux médias interactifs impliquent une "transformation en profondeur de l'activité mentale".


La lecture silencieuse développe les capacités d'introspection et démultiplie le potentiel d'introversion. L'apprentissage de la lecture fabrique l'homme anxieux de la modernité, européen avant d'être japonais, chinois, arabe, indien, africain. Cet Européen modernisé par l'alphabétisation, fut perçu jusqu'à très récemment comme agité et sinistre par les populations de l'ancien tiers-monde. La hausse du taux de suicide a suivi pas à pas le développement de l'alphabétisation. C'est l'émergence de cet individu triomphant et malheureux qu'étudie au fond Durkheim dans "Le suicide".(p.65)


Je n'oublierai jamais cette étudiante de master qui me déclara l'an passé dans mon bureau: "C'est formidable tout ce que tu nous as appris sur la conscience, la responsabilité, la tyrannie du bonheur, l'esprit critique, l'autonomie et l'altérité, etc. On pense beaucoup mieux et on réfléchit par nous-même, maintenant! Mais j'espère que tu as la clé, la solution, parce qu'on est aussi beaucoup plus malheureux qu'avant!"


Quelle sera l'étape suivante? Comment les millions de jeunes chinois surdiplômés et au chômage vont-ils négocier cet afflux de connaissance et de conscience mondialisées? Est-ce que Todd analysant la situation de la France ne tend pas un miroir prédictif à la Chine?


L'alphabétisation, c'est évident, mène à la démocratie. Nous devons comprendre comment. Et nous demander si l'entrée en stagnation éducative est responsable de l'ébranlement actuel des valeurs et des pratiques démocratiques. (p.65)


On peut aussi situer à cet endroit l'impossibilité d'une démocratie chinoise actuelle tant le pseudo pragmatisme ambiant exclut la notion de connaissance au profit exclusif du recrutement par le marché-roi, le dieu libre-échangiste évoqué plus haut. Un peu comme si son formidable essor économique justifiait que la Chine se dispense de passer par la case démocratie dont les sociétés occidentales font un si piètre usage quant à leurs masses…
(à suivre)

mardi 10 février 2009

"W." d'Oliver Stone

Que n'aura-t-on pas fait dire au titre du best-seller publié en 1976 par le Dr Pierre Rentchnik et le journaliste Pierre Accoce, Ces malades qui nous gouvernent! De la maladie cachée de Mitterrand au diagnostique de folie fait par Jean-François Kahn à propos de Sarkozy, l'état de santé de nos dirigeants est en question permanente, a fortiori, ainsi que le souligne Emmanuel Todd dans Après la démocratie, quand l'homme en question a le pouvoir d'appuyer sur le bouton qui nous transformera définitivement en chaleur et lumière. De quoi prendre peur en regardant W. d'Oliver Stone, portrait à charge de celui qui vient de pourrir l'Amérique et une bonne partie de la planète pendant huit ans.


Au fil des années et des films, on ne peut pas dire que le style de Stone se soit allégé! Si Platoon a fait référence et que Né un 4 juillet reste regardable, l'ensemble de sa filmographie se jauge à la tonne et W. n'y échappe pas. Portrait serré, très serré - le génial Josh Brolin (No country for the old man) est quasiment de tous les plans - d'un névrosé dont le background psy est exposé surexposé jusqu'à la nausée, en contrepoint des séances de groupe dans le bureau ovale où l'on retrouve toute la clique de vieux réactionnaires que Stone présente étrangement sans idéologie, simples pantins en compétition interne, au service d'un gosse frustré et dépourvu de toute autre motivation que celle de convaincre ses parents de ses qualités. Rude tâche! Alcoolique notoire dénué d'une quelconque capacité à faire quoi que ce soit si ce n'est des conneries que papa effacera, il est tenu à l'écart des affaires au profit de son frère (le gouverneur de Floride qui lui assurera son deuxième mandat), à peine entrevu au long des deux heures de film. Tour de passe-passe cinématographique, hop, voilà le crétin devenu président des États-Unis du monde, cherchant ses armes de destruction massive, voulant la peau de Saddam, de son frère, de son père, etc. C'est franchement pathétique, étouffant, et le film se termine sans que l'on sache si le sentiment désagréable qui subsiste est celui qui accompagne les films ratés ou s'il ne s'agit pas au contraire, en l'espèce, d'une trop grande honnêteté, d'un trop grand réalisme collant à un sujet putréfié. Il faudrait revoir le film mais j'avoue que le courage me manque…


En revanche, ce portrait suscite un malaise plus large qui n'arrange ni les affaires de l'Occident ni celles de la démocratie. Que donneraient en effet les portraits aussi peu hagiographiques d'un Berlusconi, d'une Thatcher (en train de basculer dans une folie irréversible), d'un Poutine, d'un Reagan et bien sûr d'un Sarkozy? La conquête du pouvoir et l'énergie qu'elle implique, l'indispensable dose de machiavélisme et de paranoïa qu'elle semble nécessiter, sont-elles compatibles avec un esprit suffisamment équilibré pour servir une collectivité plutôt qu'un ego démesuré? Eh oui, nous y voilà! Le contre-exemple… Bande Originale d'un conte de fée inespéré, ne serait-ce que pour avoir invité Bruce Sprinsteen et Aretha Franklin à son investiture - quand même autre chose que Doc Gynéco et l'affreux Jojo national pourtant tellement emblématique de Sarkozy et d'une certaine France -, Barak Obama paraît prêt à faire mentir le diagnostic tragique qui colle à l'idée même de gouvernance individuelle.


L'obamania cependant m'inquiète autant que Liu Xiang sur la ligne de départ. Depuis des mois, à longueur de spots publicitaires, pour un soda, une paire de pompes à clous, il pulvérisait tout, record, adversaire, écran, complexe national, etc. Sacrée pression! Comment ne pas décevoir? Certes, Obama jongle fort habilement entre un discours quasiment messianique – Yes, we can! -et la posture de l'homme simple pour qui le charisme est avant tout une question d'honnêteté; certes, il n'a pas perdu de temps pour prendre quelques mesures radicales (fermeture de Guantanamo, par exemple) effaçant son aberrant prédécesseur… Certes. J'ai pourtant peine à croire que cette improbable métissage de Kennedy et Luther King ne va pas décevoir les trop grands rêveurs quand il aura été durablement confronté à la réalité de la globalisation – d'autant plus quand son banquier est à Beijing et le tient littéralement par les bourses… S'il y a tout lieu d'être enthousiaste et reconnaissant au peuple américain d'avoir osé, si la fin de règne du Texan demeuré est un soulagement pour tout le monde, il serait raisonnable d'accorder une dimension humaine et donc faillible au phénomène Obama – je n'aimerais pas le voir rentrer au vestiaire sans vraiment faire la course… Et si un jour quelqu'un tourne le H. de Barak Hussein Obama, au moins, cela fera un bon film!