mercredi 11 février 2009

"Après la démocratie" lu d'avant la démocratie (I)


Depuis quelques décennies déjà, les Occidentaux attendent de la Chine, exigent de la Chine, qu'elle se droit de l'hommise, se démocratise. Pour certains, c'est un processus irréversible, une simple question de temps, de patience. Universalisme eurocentriste pariant sur le marché auquel la Chine adhère avec un zèle dévastateur de type backlash post-colonial. Et si, tout au contraire, les États européens se trouvaient dans une telle impasse qu'ils devaient renoncer à la démocratie? De facto, le marché du libre-échange s'effondre et les démocraties ne semblent plus en mesure que de souscrire à de volatiles instituts de sondage – ce qui ne saurait contenir très longtemps le raz de marée des insatisfactions sociales. Emmanuel Todd prône un protectionnisme raisonné, seul à même selon lui de sauver la France du naufrage économique, social, et donc politique, auquel conduit l'actuel présidence de la République: "Les Français ont […] été confrontés à quelque chose qu'ils n'auraient sans doute pas cru possible: un président hyperactif mais impuissant, pédalant vigoureusement sur une version politique du vélo d'appartement." (p.68) Et l'historien, démographe, sociologue ne peut être suspecté de rouler pour le PS puisqu'il conclut partiellement son brillant essai par ce constat dont le sinistre ne doit pas masquer la lucidité: "Le suffrage universel semble désormais produire de l'incertitude plutôt que des choix rationnels. L'élection présidentielle de 2002 avait vu l'extrême droite l'emporter au premier tour sur une gauche fragmentée parce que démobilisée. Celle de 2007 nous a offert, au premier tour, le spectacle nouveau d'un affrontement principal entre deux candidats existant par l'image plutôt que par le programme, le choc de deux vides. […] Les électeurs qui avaient peur de l'incompétence de Ségolène Royal l'ont finalement emporté sur ceux qui avaient peur de la brutalité de Nicolas Sarkozy. Il n'y a donc pas eu retour du politique, mais irruption d'une "antipolitique", phénomène qui explique l'effondrement de la participation électorale lors des législatives qui ont suivi." (p.239)

Emmanuel Todd est un scientifique hors norme dont les hauteurs de vue le placent en posture d'extra-terrestre. Après avoir prédit la fin du bloc soviétique dès 1976 et le déclin de l'empire américain en 2002, il fustige depuis 99 un acharnement fatal des politiques occidentales au libre-échange malgré la monté en puissance de l'Inde et de la Chine. Prophète confirmé des effondrements, ses analyses visionnaires sont donc à prendre au sérieux. Sur le chemin qu'E.T. emprunte dans ce nouvel essai de décomposition politique, le lao wai que je suis ne résiste pas à superposer une Chine bien moins spécifique qu'elle ne le prétend et, à bien des égards, qui fonctionne comme un reflet des aberrations françaises… Soit par des similitudes inattendues que les cultures respectives ne sauraient admettre, soit par projection d'un modèle négatif de l'une sur l'autre. En effet, dans sa dynamique émergeante, la Chine a rendez-vous avec un modèle économique et social qui ne fonctionne déjà plus en Occident, tandis que la France dans son incapacité à résorber la montée des inégalités s'oriente vers une politique de plus en plus sécuritaire. Relevé des miroirs tendus au fil des pages d'Après la démocratie
Le marché, étendu par le libre-échange à la terre entière, régule, tel un dieu aveugle. Dans ce monde automatisé, tout ce qui est demandé aux hommes est une adaptation passive. (p.49)
Se soumettre, donc… Jusqu'où, pour combien de temps? Le tenace cliché qui fait des Français un peuple de braillards éructant de grèves en manifestations n'est-il pas compensé par les multiples troubles sociaux, beaucoup plus violents qu'en France, qui émaillent la société harmonieuse. Comparaison abusive? Le contexte culturel ne doit pas masquer la réalité socio-économique. L'accession à une nouvelle richesse de la classe moyenne chinoise que son équivalent français est en train de perdre est en voie de stagnation. Quand la crise aura rattrapé cette classe moyenne qui, de Beijing à Shanghai, semble tellement indifférente à la pauvreté de ses provinces, il sera temps pour un choix de civilisation qui, dans le contexte actuel, menace de se faire de manière conflictuelle incontrôlable. 2012 verra le renouvellement de la tête du Parti et de l'exécutif. C'est un rendez-vous déterminant pour l'avenir de la Chine et donc du monde - 2012 qui sera également une année d'élection présidentielle en France.

[…] il est indispensable de distinguer entre "globalisation" et "mondialisation". La globalisation, c'est le mécanisme économique et financier aveugle dont nous ressentons désormais les effets négatifs. La mondialisation, c'est quelque chose de beaucoup plus vaste et diffus, une ouverture mentale des cultures de la planète les unes aux autres, et ce concept devrait garder une connotation positive. Ni la pensée unique ni le national républicanisme ne font cette distinction. (p.51)

Et, lues de Chine, tellement conspuée pour son régime politique, on ne peut que tristement sourire à ces lignes: Le sarkozisme a le mérite de nous démontrer par l'action – pardon, par l'inaction – que pensée unique et national républicanisme ne sont pas opposés mais, parce que également vides de projet, superposables. […] Le nouveau président exige un retour à l'idée de nation, il célèbre l'identité nationale et la fierté d'être français. Contre le fantôme de mai 68, il prône l'ordre, l'autorité. (p.51 et 52) A partir du lamentable discours "liquidateur d'héritage" de Sarkozy, y aurait-il injure à remplacer le mai 68 français par le mai 89 chinois?

Au centre des évolutions, l'état de l'éducation est évidemment un repère essentiel. Le système éducatif, tant aux Etats-Unis qu'en France, est en phase de stagnation. Todd établit un parallèle chiffré entre cette stagnation et l'avènement de la télévision: "La télévision ramène tendanciellement l'individu à la culture orale; elle encourage un rapport passif au divertissement et à la culture. La statistique de diffusion des récepteurs permet d'apporter un début de vérification empirique à l'hypothèse d'un blocage du progrès éducatif par le nouvel instrument audiovisuel. […] En 1958, le taux d'équipement en téléviseurs était aux Etats-Unis de 287 pour 1000 habitants, en France de 22 pour 1000. […] Les dix-huit ans de retard de l'Hexagone sur le modèle américain dans la course au téléviseur expliquent pour une bonne part qu'il soit entré en stagnation éducative avec trente ans de retard." (p.63) A ma connaissance, ce genre de statistique n'existe pas en Chine. Nous devrons nous contenter de relever l'omniprésence de la télévision et de ses dérivés, du restaurant au métro, en passant par l'épicerie, le bus, le taxi, toute échoppe de rue, les banques et administrations, les trottoirs et façades d'immeubles et, bien entendu, les foyers où les programmes formatés de CCTV tournent à plein régime… On se souvient alors du message programmatique marxiste-maoïste, la religion est l'opium du peuple, et constate que les gouvernants ont depuis compris qu'un peuple sous opium est beaucoup plus malléable, au moins calme, que sans – il suffit de contrôler l'origine et l'approvisionnement de cet opium, ce qui n'était pas le cas de la religion mais s'avère terriblement efficace avec la télévision. Ce qui nous conduit à un paradoxe apparent puisqu'au contraire des États-Unis et de la France, le système éducatif chinois est ascendant, mais plusieurs précisions s'imposent et permettent de relativiser cet écart. La volonté politique de générer une nation de diplômés est récente, progressive depuis Deng, entérinée en entrant dans le nouveau siècle, et a pour résultat direct et immédiat l'obtention automatique de la licence, quels que soient les résultats obtenus, et donc un niveau universitaire faible – soit une nette évolution quantitative mais une stagnation qualitative qui pose un vrai problème d'encadrement dans les entreprises nationales. Cependant, cette jeunesse citadine (d'origine ou d'adoption) universitaire est passée presque directement de l'enfance à Internet dont l'interactivité exclut partiellement le ramollissement cérébral induit par la télévision. Avec plus de 250 millions d'internautes, certes très surveillés, la Chine est numéro un au hit-parade mondial des connections et de la blogosphère, soit un véritable vivier d'agitation potentielle et parfois réelle qui fait très peur à ses dirigeants. A nouveau, le parallèle France-Chine s'impose avec la désaffection générationnelle d'un média vieillissant, la télévision, au profit d'un mode d'expression qui échappe plus ou moins aux autoritarismes, Internet. Pour les strates sociales bénéficiant d'une éducation supérieure, la connivence générationnelle semble, sur le fond, supérieure au clivage de formes entretenu par les nationalismes. C'est l'aspect positif de la mondialisation souligné par Emmanuel Todd.


Effet pervers de cet accès à l'information et à la communication via la lecture et l'écriture dont dispense la télévision, les nouveaux médias interactifs impliquent une "transformation en profondeur de l'activité mentale".


La lecture silencieuse développe les capacités d'introspection et démultiplie le potentiel d'introversion. L'apprentissage de la lecture fabrique l'homme anxieux de la modernité, européen avant d'être japonais, chinois, arabe, indien, africain. Cet Européen modernisé par l'alphabétisation, fut perçu jusqu'à très récemment comme agité et sinistre par les populations de l'ancien tiers-monde. La hausse du taux de suicide a suivi pas à pas le développement de l'alphabétisation. C'est l'émergence de cet individu triomphant et malheureux qu'étudie au fond Durkheim dans "Le suicide".(p.65)


Je n'oublierai jamais cette étudiante de master qui me déclara l'an passé dans mon bureau: "C'est formidable tout ce que tu nous as appris sur la conscience, la responsabilité, la tyrannie du bonheur, l'esprit critique, l'autonomie et l'altérité, etc. On pense beaucoup mieux et on réfléchit par nous-même, maintenant! Mais j'espère que tu as la clé, la solution, parce qu'on est aussi beaucoup plus malheureux qu'avant!"


Quelle sera l'étape suivante? Comment les millions de jeunes chinois surdiplômés et au chômage vont-ils négocier cet afflux de connaissance et de conscience mondialisées? Est-ce que Todd analysant la situation de la France ne tend pas un miroir prédictif à la Chine?


L'alphabétisation, c'est évident, mène à la démocratie. Nous devons comprendre comment. Et nous demander si l'entrée en stagnation éducative est responsable de l'ébranlement actuel des valeurs et des pratiques démocratiques. (p.65)


On peut aussi situer à cet endroit l'impossibilité d'une démocratie chinoise actuelle tant le pseudo pragmatisme ambiant exclut la notion de connaissance au profit exclusif du recrutement par le marché-roi, le dieu libre-échangiste évoqué plus haut. Un peu comme si son formidable essor économique justifiait que la Chine se dispense de passer par la case démocratie dont les sociétés occidentales font un si piètre usage quant à leurs masses…
(à suivre)

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