vendredi 13 février 2009

"Après la démocratie" lu d'avant la démocratie (II)


Fin des idéologies et narcissisme
En 2008, les défections socialistes vers le sarkozisme ont révélé l'existence d'un métier politique indifférent à l'idéologie. Mais […] en 1988, Franz-Olivier Giesbert ouvrait (déjà) une ère nouvelle du journalisme en passant directement du Nouvel Observateur au Figaro, […]. Depuis, la circulation des journalistes entre médias écrits de couleurs censées différentes est devenue plus qu'une pratique banale: la règle, marquant la fin de l'âge idéologique. (p.87)

Ici, la marche est grande! La question de la liberté d'expression, inexistante en Chine, pose un vrai problème de culture. Nombre d'étudiants sont persuadés qu'on ne peut pas tout dire, qu'il faut un contrôle de la circulation des informations puisque "le peuple n'est pas capable de tout entendre"… Pourtant, la fin de l'idéologie est tout aussi évidente en Chine qu'en France! L'absence de liberté d'expression n'est pas aujourd'hui communiste, elle est uniquement sécuritaire (et réellement mise à mal par Internet qui, malgré son score, est encore élitiste). Quant au pragmatisme initialisé par Giesbert, est-il tellement éloigné de ces étudiants chinois qui passent deux ou trois dans les écoles de journalisme occidentales avant de revenir exercer en Chine? La censure économique du groupe Bouygues/TF1 à une poignée de main, une tape dans le dos, du pouvoir ne génère pas plus de plainte, de crise, de manifestation, que le limogeage du patron de Paris-Match dès lors qu'il déplait au prince de l'élysée. Une fois encore, le différentiel se situe essentiellement dans la forme: la censure chinoise est officielle, totalement hostile aux principe de liberté et de droit à l'information; en France, elle est le fait de groupes de pression, d'hommes de pouvoir et, puisqu'elle est légalement interdite, s'exerce sur un plan financier, notamment via les annonceurs qui font vivre la presse. Bien entendu, on ne peut que déplorer et s'insurger contre l'incarcération de Hu Jia, Liu Xiaobo, ou Zola, le célèbre internaute, mais bien qu'à des degrés divers, sur le fond, idéologie et déontologie vont bilatéralement très mal et sacrifient allègrement au "partenariat stratégique" qui justifie à peu près tout. L'argent roi, l'avènement du grand capital globalisé en tant que seul baromètre de la société, le terme "décomplexé" mis à toutes les sauces par les requins justifiant ainsi leur voracité très éloignée du moindre humanisme… Portrait de la France ou de la Chine? La passerelle entre les deux pays n'est conçue ni pour les piétons ni pour les cyclistes, on y circule mieux en 4X4 onéreux et polluant, jetant un œil condescendant aux pauvres bougres qui s'invectivent à grands coups de nationalismes. L'union nationale n'est jamais aussi forte que quand un coupable, un bouc émissaire, est désigné – en France, on peut remercier les émigrés; en Chine, l'éternel étranger mal intentionné est une histoire qui fait recette. Pendant ce temps, les élites économiques se frottent les mains, bien au chaud, chacun dans son coin…

Nous aurions pu attendre de l'élévation du niveau éducatif l'émergence d'une nouvelle classe supérieure vraiment supérieure, consciente de ses responsabilités: des millions de philosophes prêts à se dévouer pour la collectivité. Ce que nous observons est un groupe supérieur implosé, une multitude d'individualités isolées, farouchement préoccupées d'elles-mêmes, détachées de la religion, des idéologies, obsédées d'épanouissement corporel, sexuel, esthétique. (p.90)

Constat a priori bien peu confucéen mais nous verrons dans un autre sujet que le confucianisme, aussi certainement que le catholicisme, est brandi tel une menace divine quand ça arrange et poussé sous le tapis avec les miettes pour les mêmes motifs… La société chinoise, du moins sa strate désormais nantie, s'occidentalise dans ce que l'occident a de plus vulgaire, un matérialisme superficiel, décérébré, une culture bing bling, narcissique et cynique. La réflexivité du système est d'une telle complémentarité que l'on imagine mal une fin de processus: l'usine du monde fabrique les oripeaux du narcissisme occidental qui lui renvoie un manuel de fashion victim en dix leçons totalement inadaptées. La culture chinoise est soit millénaire soit inexistante, l'Occident se jette dans cette brèche pour vendre son cholestérol et son prêt à penser en terme de parts de marché. Le piège se referme sur la jeunesse qui voit de la modernité libératrice dans le téléchargement de ce que consomment sur la TV de leur cuisine les ménagères occidentales. L'opium n'a fait que changer de fournisseur… Ne serait-ce qu'en terme d'alimentation, tellement cruciale pour les Chinois, la vigilance s'est émoussée jusqu'à disparaître – là aussi, plutôt que de rejeter par principe ou d'adopter aveuglément par mimétisme, un peu de discernement, d'esprit intellectuellement critique, serait souhaitable.

Les Français de sexe masculin ont pris, grâce à une alimentation plus abondante et plus riche, 10 cm en un siècle, essentiellement depuis 1950. Un homme de 20 ans mesurait en moyenne 165,8 cm en 1900, 168,3 cm en 1950, 175,7 cm en 2005. Avec quelques décennies de décalage, les Français commencent à grandir en largeur, même si la proportion d'obèse, 9%, est très loin d'atteindre […] les records caractéristiques des Etats-Unis (31%) et du Royaume-Uni (23%). (p.92)



Déjà un adolescent urbain sur cinq souffre d'obésité en Chine… De quoi sérieusement s'inquiéter si l'on considère la politique de l'enfant unique éduqué par des grands-parents qui ont connu la famine et projettent tant leurs angoisses que leur nouvelle richesse de consommateur sur leur progéniture. Si l'on ajoute encore la confucéenne piété filiale qui régit la société civile depuis Deng, on peut craindre pour l'avenir de ces gosses gavés comme des bêtes de concours… Un respect dû aux aînés qui ne pose pas de problème fondamental théorique mais dont la pertinence ponctuelle résiste mal à l'observation et au pragmatisme: "Lors du recensement réalisé en l'an 2000, 14% des hommes et 40% des femmes de 60 à 64 ans étaient analphabètes. Pour les plus de 65 ans la proportion d'individus incapables de lire atteignait 29% chez les hommes et 65% chez les femmes. La Chine est toujours tenu par la dictature d'un parti unique." (p.107) Quelle hérésie pourrait créditer le respect de l'ignorance et de l'inculture? Là où l'analyse de Todd est partielle, c'est dans l'ignorance d'une société civile de plus en plus critique vis à vis du parti mais cependant réfugiée derrière un confucianisme qui avance encore moins vite que le conservatisme de l'État.

Parti unique, économie de marché, idéologie nationaliste xénophobe: l'usage politologique voudrait que l'on catégorise la Chine comme un pays contrôlé par un régime fasciste. Il y a cependant des différences importantes. Au contraire des fascismes historiques, le régime n'est pas ravagé par l'anti-intellectualisme: il croit à l'éducation et investit massivement dans son système universitaire. (p.107)

Il est permis d'émettre un doute sur la nature de cet investissement et sur les finalités qui lui sont dévolues. Le système universitaire chinois, du moins ce que j'ai pu en comprendre, n'est pas une proposition d'ouverture intellectuelle et mentale sur une dimension culturelle, existentielle, qui enrichirait l'individu à même de franchir un à un les obstacles pour accéder enfin à une élite afin de reconsidérer, remettre en question, tant son statut personnel que le contexte dans lequel il vit, se trouvant ainsi en position d'authentique vecteur d'évolution sociale. Et quand bien même cet idéal est aussi une peau de chagrin en Occident, il est ici littéralement ignoré au profit d'un pragmatisme extraordinairement réducteur: la fin justifie les moyens. N'importe quel diplôme, "de langue s'il le faut alors que je souhaite faire de l'économie", pourvu que je puisse trouver un job à même de satisfaire le diktat familial confucéen totalement assujetti au marché. Le contexte historique bien sûr expliquera cette situation mais ne résoudra pas la quadrature à laquelle sont confrontés tant le gouvernement que les jeunes diplômés: un déficit de compétence menant directement à la perte de parts de marché. (v. Des cols Mao aux cols blancs, Graeme Maxton, The economist, Courrier international, Le monde en 2008)

Nous ne devons pas oublier […] que pour les Chinois qui ont vécu le maoïsme, le régime actuel est la liberté réalisée. On peut, on doit les comprendre. Nous verrons dans les années qui viennent si l'universalisme de la démocratie est inéluctable. Mais à nouveau l'anthropologie des structures familiales révèle sa puissance explicative. La force du trait autoritaire, l'atténuation du trait égalitaire de la famille communautaire chinoise permettent de comprendre la résistance actuelle du Parti communiste chinois à la vague démocratique qui a traversé le monde à partir du milieu des années soixante-dix, menant à l'effondrement des régimes autoritaires en Espagne, au Portugal, en Grèce, en Amérique latine, puis à la chute du mur de Berlin et à l'effondrement du communisme. (p.108)

La différence semble se faire sur un schisme fondamental: la discipline ou l'autodiscipline. La première demande un policier, un militaire, qui règle le problème d'un coup de matraque ou d'une balle dans la nuque; la seconde demande un prof, un contexte culturel, de l'argent et de longues années… C'est un pari digne de l'humanité, c'est celui que Sarkozy renonce à faire…
(à suivre…)

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