mardi 17 février 2009

"Après la démocratie" lu d'avant la démocratie (III)

Emmanuel Todd fait une mise au point salutaire en ce qui concerne l'immigration en France et souligne à quel point Sarkozy, en bon manipulateur, lui doit son élection. Thème porteur sécuritaire qui lui a assuré les voix du Front national, l'immigration (plus faible taux européen) et les cités (vrai problème de société) ont hypnotisé 53% de Français qui n'ont pas compris que la fracture sociale (expression dont Todd peut revendiquer la paternité) était avant tout générationnelle et sociale. A une résurgence de la lutte des classes qui profiterait trop évidemment à la gauche, le Président a préféré stigmatiser une ethnicisation fantasmatique de la société française.

Là encore, le parallèle s'impose et l'on se demande qui s'inspire de l'autre quand la Chine mobilise sa masse populaire contre la France, alors que les pouvoirs respectifs ne peuvent ignorer une interdépendance économique, ou quand Beijing monte en épingle l'indépendantisme tibétain qui n'est le fait que d'une poignée d'extrémistes désavoués par le Dalaï Lama. Sarkozy n'agit pas autrement en instaurant une islamophobie désignée sous le terme de "racaille" à passer au "Kärcher". Pendant ce temps, chômage et baisse de pouvoir d'achat s'envolent avec la bénédiction des médias, littéralement complice de la surexposition d'une violence aveuglante, assourdissante, qui relègue les problèmes économiques et sociaux fondamentaux en chiffres et pourcentages dès lors dénués de sens.

Dans les deux cas, en Chine comme en France, des événements ont eu lieu, révélateurs de malaises graves et profonds; dans les deux cas les causes n'ont pas été traités et les effets ont été utilisés pour détourner l'attention des foules toujours aussi crédules quant à la parole des médias.

Nous avons désormais un "ministère de l'Immigration, de l'Intégration et de l'Identité nationale", dont la dénomination évoque beaucoup plus Vichy que la tradition républicaine universaliste. […] La situation est cependant beaucoup plus sérieuse que sous Pétain: le régime de Vichy s'était installé à la suite d'une invasion, alors que la république se désagrégeait. Nicolas Sarkozy a été élu avec 53% des suffrages […], en tant que porteur d'un message à peine subliminal désignant les immigrés, leurs enfants et les pays musulmans comme des problèmes, un ennemi. […] Le Président se présente comme l'ami des riches, comme le champion d'une lutte des classes qui aurait été remportée par les privilégiés. […] Son acte fondateur […], c'est l'ensemble des provocations antijeunes, anti-immigrés, antimusulmanes qui ont permis à Nicolas Sarkozy de rallier une partie de l'électorat du Front national. (p.126 et 127)

On pourrait ajouter les provocations à destination des enseignants, des étudiants, des intellectuels, des Anglais, des Québécois, des Tchèques, des Hollandais… Tout ennemi bienvenu pourvu que l'on en parle, qu'il soit surmédiatisé quelques jours, toujours ça de gagné pour le patronat qui échappe à la sellette où la situation économique de millions de personnes devrait les contraindre. Sarkozy n'a rien oublié de sa stratégie gagnante au temps du ministère de l'intérieur, démultipliée jusqu'à l'Élysée, et toujours d'actualité dans son anti-programme: détourner l'attention en détournant l'origine de la contestation qui porte essentiellement sur une société de plus en plus inégalitaire.

Les émeutes qui ont enflammé les banlieues de l'Hexagone entre le 27 octobre et le 17 novembre 2005 ne doivent pas tomber dans l'oubli ou être considérés comme anecdotiques. […] L'examen statistique des personnes arrêtées prouve que cependant qu'il s'est agi d'une révolte sociale et générationnelle plutôt qu'ethnique, raciale ou religieuse. Dans le Nord, une majorité des jeunes appréhendés n'étaient nullement d'origine maghrébine ou africaine; beaucoup avaient les yeux bleus et portaient de doux noms flamands. Et la flambée des banlieues de l'Ouest, qui comptent peu d'immigrés, n'est pas compréhensible à partir d'hypothèse sur le caractère ethnique de l'événement. Les jeunes de Saint-Brieuc sont-ils vraiment d'origine maghrébine ou africaine noire? (p.128 et 129)

Ce n'est pourtant pas le constat que feront les médias nationaux ou les journaux d'opinion qui se jetteront sur les origines ethniques et religieuses des jeunes sans prendre la peine de les considérer en tant que pauvres, déclassés, marginalisés. Ainsi du site Vox dei dont le nom suffi à préciser le propos et qui a publié la carte ci-contre sous le titre Carte des émeutes de 2005, un rapport avec l'islamisation des banlieues? Ou du blog de Francenouvelle qui milite pour tout parti se situant à droite avec une préférence pour l'extrême et qui titre 85% des émeutiers de 2005 étaient des immigrés. "Information" que l'on retrouve dans Le monde du 25 octobre 2006. Deux chercheurs, Laurent Mucchielli et Aurore Delon, ont analysés le cas de quatre-vingt-six mineurs déférés devant le tribunal pour enfants de Bobigny (Seine Saint-Denis). Il s'avère que "84% de ces jeunes ont des noms et des prénoms à consonance étrangère et 55,5% à consonance spécifiquement maghrébine." Les deux chercheurs concluent que les émeutiers "ont pour la plupart entre 16 et 18 ans, sont majoritairement d'origine étrangère et principalement maghrébine. Ils sont fragiles sur le plan scolaire, issus de familles stables mais précarisées sur le plan socio-économique, et n'étaient pas des délinquants déjà connus pour la plupart d'entre eux." A aucun moment il n'est question d'Islam, en aucun cas il ne s'agit de chiffres nationaux. C'est pourtant ce que le centralisme médiatique de la France de Sarkozy retiendra… L'instrumentalisation de la misère sociale est en marche, elle ne s'arrêtera pas. Sarkozy quitte le ministère de l'Intérieur pour se consacrer à sa candidature présidentielle le 26 mars. "Le lendemain, à la gare du Nord, des affrontements spectaculaires opposaient bandes de casseurs et forces de police. Au soir du premier tour de l'élection présidentielle, le sondage TNS Sofres dit de "sortie des urnes" indiquait que ce qui avait le plus influencé le vote des électeurs de Sarkozy était, mentionné par 43% d'entre eux, le choc de la gare du Nord." (p.131)

Todd livre ensuite une analyse très précise du déroulement de la campagne sur le thème sécuritaire, de la droite à la gauche, en passant par les extrêmes. Sarkozy a été élu en misant sur le capital-peur mis en lumière par le philosophe polonais Zygmunt Bauman. Et Todd de conclure ce chapitre sur une fausse question: "Alors que la société française s'inquiète des conséquences de la globalisation, dans les hautes sphères de la vie intellectuelle et politique, on manie de plus en plus de concepts ethniques ou religieux; on s'alarme d'une immigration qui est la plus faible d'Europe; on élabore une doctrine occidentaliste, dérivé du concept de choc des civilisations et fortement islamophobe. Comment ne pas voir, dans cette fixation sur l'identité, une tentative, […] pour détourner contre des boucs émissaires une colère sociale d'origine économique?" (p.142 et 143)

Combien de mots faudrait-il changer à ces quelques lignes pour retrouver la situation chinoise entre mars et juillet 2008? Des émeutes de Lhassa au boycott de Carrefour… On ne cesse de monter en épingle les différences culturelles comme autant d'épouvantails ou de tigres de papier quand finalement, dans un cas comme dans l'autre, la finalité est la même: détourner l'attention de la masse pendant que l'élite financière poursuit le pillage de l'intérieur. A armes très inégales, Chine et France sont ni plus ni moins des concurrents sur le marché du libre-échange. Toute autre considération relève d'une désinformation organisée pour ne pas avoir à répondre sur d'autres questions, d'autres sujets, autrement plus douloureux pour les populations respectives.

[…] il n'est plus sérieux, en 2008, de percevoir les géants que sont la Chine et l'Inde comme des petites fleurs fragiles dépendant terriblement de notre bienveillance. Au-delà des discours lénifiants des dirigeants, le programme des cadres moyens du Parti communiste chinois est, je cite, de "bouffer les Occidentaux", juste retour des choses si l'on se souvient du sort qu'Européens et Américains ont fait subir à la Chine à partir de la guerre de l'Opium. […] La Chine est sous pression: le déracinement en quelques décennies de dizaines, de centaines de millions de paysans, l'émergence d'une classe moyenne urbaine privilégiée, l'apparition d'une ploutocratie au sommet de la pyramide sociale contredisent son système anthropologique égalitaire. […] Les nouveaux mandarins le savent, qui se sentent menacés par une réaction violente de la société. (p.160 et 161)

Certes, en Chine, l'écho des innombrables troubles sociaux est très efficacement étouffé par une censure implacable qui justifie, en partie, son action par l'anarchie démocratique française. CCTV se régale à chaque voiture qui brûle en France tandis que dans son immense majorité, la population chinoise perçoit la société harmonieuse comme l'un de ces documentaires animaliers ou touristiques sur la Chine éternelle qui précède le journal de 19h00, véritable hagiographie du pouvoir. Une heure plus tard en France, la question des droits de l'homme invariablement bafoués par le pouvoir chinois permettra aux Français de se sentir bien chez eux. Dans les deux cas, encore une fois, la responsabilité des dirigeants politiques dans la misère des populations dont ils ont souhaité ou exigé le contrôle ne sera pas évoquée – à peine en France, pas du tout en Chine (sauf sur le net)…

(à suivre)
Photos: Télérama (Une du 21 janvier 2009); émeute 2005; carte des émeutes sur le site vox dei; émeute 2005; émeute de Wengan en juin 2008

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire