C'est une directive nationale, universitaire, l'esprit des profs comme celui des étudiants doit être ouvert… Là, maintenant! Mais, c'est quoi un esprit ouvert? Comment prétendre qu'une espèce de césarienne cérébrale va accoucher d'un nouvel état, hors gestation, quasi-génération spontanée, opérationnelle et parée à affronter les intempéries d'un monde si redoutablement pluriel? Déclarer sa flamme, être éconduit: cauchemar narcissique! Alors, pas fermé à quoi? Ouvert à quoi? Eh bien, sans forcer sur l'arrogance, on peut parier sur
l'autre, cet autre qui sommeille en nous, anesthésié par les artificielles spécificités culturelles… L'enjeu est donc l'altérité, comme dans un méchant sujet du bac.
En séminaire pour deux jours dès demain, puis invité lundi par le président de l'université sur le même sujet, il va falloir dire deux ou trois choses qui demandent autant de clarté que d'éclaircissement… Périlleux, non pas pour de quelconques motifs de censure, bien au contraire les intervenants sont conviés à s'exprimer librement, mais tout simplement parce que l'exercice paraît relever du paradoxe. Éléments de contradiction…
Alchimie complexe, de Confucius en Parti communiste chinois, de réformes en conservatisme, d'autoritarisme sourcilleux en capitalisme sauvage, la société harmonieuse redoute par-dessus tout le conflit, la dissension, la tête qui dépasse, l'oreille qui pointe. L'État-Parti édicte la très officielle pensée unique, garante de l'unité nationale, ultime rempart aux invasions barbares… Soit – certes pas un
soit en forme d'accord mais en tant que fait accompli. Exprimer une divergence, quand bien même poliment, raisonnablement argumentée, est déjà au-delà de la bienséance, un embryon de terrorisme: s'opposer est un vertige, déclarer son insoumission au diktat des aînés / supérieurs s'apparente à une forme d'attentat suicide. Il serait aussi ridicule que vain, pour un étranger, de contester le bien fondé du schéma. Le système actuel fonctionne peu ou prou sur cette base, si chercher à le faire évoluer est louable, on ne peut imaginer plus contre-productif que de tenter de le détruire ou de lui substituer une quelconque autre forme de fonctionnement. Pour plus de clarté encore, notamment à destination des néophytes ou béotiens de l'enseignement très particulier du français en Chine (langage, culture, arts, utopies et démocratie appliqués à la mémoire des gaulois et autres Occidentaux morts au comptoir de leur psy!), quelques situations pédagogiques supposées révéler l'impossible (sauf exception) de la mission…
Laboratoire de langues:
"Tout le monde a compris?" Silence radio (sont-ils encore là?)… "Allô, la terre!?"
Des regards se croisent…
"Oui, vous! Que pensez-vous de…"
"Nous, les Chinois, nous pensons que…" Etc.
"Euh, oui, très bien et pourquoi pas! Mais vous, en tant que personne… Votre opinion sur le sujet?"
"Ben, pareil!"
Autre situation, moins caricaturale, le WaiJiao (prof étranger) n'intervenant pas directement… Un exposé, disons une présentation… Un étudiant lit son papier ou le récite par cœur si vous lui interdisez de lire. Le reste de la classe dort, envoie ou reçoit discrètement des textos, révise très à l'aise un prochain cours, d'anglais, d'économie, de coréen, mais n'est en aucun cas concerné par l'exposition / présentation du sujet de l'autre:
none of my business… Puisque je ne peux qu'être d'accord! De la même façon que le communisme chinois s'affiche capitaliste, l'individu de la société harmonieuse ignore son voisin tant qu'il ne lui est pas utile. C'est très officiellement pragmatique…
En Master, l'an dernier, il nous aura fallu quelques cours pour nous mettre d'accord sur la notion d'esprit critique… Quand nous y sommes parvenus, le premier semestre était terminé.
L'autre avait au moins obtenu droit de cité… L'intrus version Jean-Luc Nancy pouvait s'inviter dans le cours et, pour quelques-uns, renvoyer le fantôme de l'envahisseur… Dans le meilleur des cas, la greffe est temporaire, le temps du passage de l'étrange étranger… Pendant ce temps, Souleymane le magnifique, dans le Cantet socio-pédagogique, incapable de la moindre discipline, auto ou alter, se retrouve à la rue, exclu d'un système dont il est toujours resté à la porte…
Ce matin, après la fin de projection d'"Entre les murs", un étudiant de 2ème année interrogé via le casque / micro à propos des jeunes diables en situation d'échec…
"Je viens du Hunan, c'est déjà très différent de Shanghai. Là-bas, Confucius nous enseigne le respect total en cinq points dont le dernier concerne le professeur. Impossible de se comporter comme les élèves du film le font…"
"Selon toi, quel système est le plus performant?"
"A n'en pas douter, un juste milieu serait souhaitable…"
Déjà bien, non? 2ème année! Du top gamin ou je ne m'y connais pas! Oui, mais comment je fais pour qu'ils lèvent la main, qu'ils prennent leurs responsabilités, qu'ils assument de se tromper, qu'ils questionnent leurs erreurs et les miennes sans la moindre angoisse de perte de face? Quant à s'intéresser à l'autre, écouter et évaluer, éventuellement s'opposer, tenter de s'accaparer la vérité de l'instant…
Écolier des Lumières, je ne sais pas avancer sans débat, sans contradiction, à l'abri du péril intellectuel d'être contredit avec pertinence – ou sans! Descendant de Socrate, j'ai besoin de comprendre n'importe quelle situation après son passage au crible; enfant de Nietzsche qui m'a tant soulagé en annonçant la mort de Dieu, si je ne m'exprime pas, je meurs comme une plante ignorante de la photosynthèse. C'est de mes contradictions et de celles que le monde m'offre que je tire la substantifique moelle de ce qui constitue ma pensée – personne ne me dira jamais ce que je
dois penser! Le monde et les individualités qui le composent, en revanche, m'aident à devenir qui je suis… C'est précisément l'anti-socratisme de Nietzsche qui me nourrit et me complète bien au-delà du système de l'un ou de l'autre! Je peux faiblir et l'ignorer, me réfugier dans le ventre mou qui vote en fonction des sondages, mais je ne peux pas taire ce qui me constitue – ou alors par calcul, par stratégie du libre-arbitre. Bref,
cogito ergo sum! Et ça ne plaît pas toujours, pour ne pas dire jamais, à mes parents, mes profs, l'institution… C'est pourtant ainsi que je nais au monde. N'en déplaise à l'harmonie de surface, imposée…
"Alors, comment je fais, Monsieur le Président, pour ouvrir l'esprit de vos étudiants, pour les initier à la controverse, à une libre réflexion, hors laquelle ils ne peuvent poursuivre leur chemin qu'en reclus dans le silence bruyant et récitatif qui leur est prescrit depuis le CP, en dehors de tout élan individuel et donc de créativité personnelle? Comment fait-on, vous et moi, pour combler ce manque tragique pour le pays…?"
Just let me know, I'm still on location, comme dirait Juliette Binoche.