samedi 4 avril 2009

Les jiao zi de Lao Zi

Lao Zi a 62 ans, il est plombier et prépare les meilleurs jiao zi que je connaisse mais il n'aime pas l'idée que son vrai nom puisse se promener dans le monde et moins encore en Chine. Au cours de nos conversations avec Xiangfei à la traduction, il est souvent revenu sur Lao Zi, pour lui de loin supérieur à Kong Zi (Confucius) "trop proche des puissants". Invité hier à déjeuner chez lui, j'ai proposé de faire son portrait et d'utiliser Lao Zi comme pseudo. Il s'est étranglé: "Quand j'aurai autant de valeur que l'un de ses poils j'aurai déjà beaucoup évolué!". Lors de sa première visite, il y aura bientôt trois ans de ça, il est arrivé à 15h00 et est reparti vers 18h00, non sans avoir changé un joint de siphon de lavabo. Entre temps, il a parlé, beaucoup, de tout, et surtout de son incompréhension du sort réservé aux Chinois de condition modeste. Lao Zi aura été le premier Chinois rencontré à m'épargner la langue de bois de l'enthousiasme officiel. Par la suite, nous sommes allés déjeuner chez son fils en grande banlieue, surtout pour visiter le bel appartement financé par les économies du plombier et de sa femme. Puis Lao Zi et Madame sont venus manger occidental à la maison, et nous sommes retournés chez eux, dans leur pièce unique dépourvue de WC, cuisine collective sur le palier, au deuxième étage d'un vieux bâtiment de la concession française où ils ont grandi tous les deux. C'est pourtant à trois mille kilomètres de là, dans le Gansu, à Lanzhou, qu'ils se sont connus…

Lao Zi est né à Shanghai en 47, aîné de deux sœurs aujourd'hui en Australie. Il avait donc vingt-deux ans quand, en 69, il lui a été proposé un petit stage rééducatif à la campagne, cadeau du grand timonier qui offrit le même à une jeune fille de vingt ans, une inconnue lointaine de quelques rues. Elle essaya de ne pas partir mais il fut expliqué à ses parents qui ne souhaitaient pas perdre leur travail que de bons camarades sauraient certainement persuader leur fille d'un évident besoin de sagesse campagnarde. Ils ne se connaissaient pas encore mais travaillaient dans la même usine d'assemblage de tracteurs, à Lanzhou donc, où un important groupe de jeunes shanghaiens avait été déplacé. Rééducation apédagogique certes, mais il était aussi question de poursuivre à tout prix le délire productiviste qui était en train de mettre la Chine à genoux. Tous deux ouvriers qualifiés grâce à un brevet acquis avant de partir, lui au contrôle qualité, elle à la compta, ils ne se sont rencontrés qu'en 73, quand le dan wei, l'unité de travail, décida qu'il était temps de les présenter l'un à l'autre. Rails implacables, mariage en 74, fils en 75, le bonheur pur.

Lao Zi, Madame, et leur progéniture, peu à peu se font une vie collective. Déjà six ans qu'ils sont là-bas dans le Gansu, la vie est bien réglée. Depuis le mariage, ils ont quitté l'hébergement collectif chez les paysans et sont maintenant logés dans un appartement privatif dont ils ont acheté la concession, valide tant qu'ils seront employés de l'usine. Ils montent doucement en grade, peu à peu se hissent à un niveau d'agent de maîtrise. Le fils va à l'école, le temps passe, le temps file comme les formules du petit livre rouge qui rythment les consciences assoupies par une rigoureuse absence de décisions à prendre. Dix ans déjà! Puis quinze, puis vingt, sans un nuage, dans le cocon infantilisant du camarade fonctionnel… Vingt-cinq ans sans un mot qui froisse le dan wei! Et puis 1996 et la faillite de l'usine de tracteurs… Ouverture oblige, on en termine enfin avec un productivisme soviétique indifférent aux lois de l'offre et de la demande. Soudain, une circulaire ouvre les yeux sur une montagne de tracteurs sans l'ombre d'un acheteur potentiel. L'État n'achète plus, on feeeerme!!!! La débandade…

A l'heure du reclassement, on se souvient que Lao Zi et sa moitié de ciel viennent de Shanghai. Automatiquement acquis dès l'âge de seize ans, le hukou shanghaien du fils de vingt et un ans signifie le rapatriement sans négociation possible. Ils débarquent avec leurs modestes économies dans une néo mégalopole où le niveau de vie est dix fois supérieur à celui du Gansu. La famille emménage dans la pièce unique qu'occupent les parents de Lao Zi. Le petit-fils vit le décalage de son existence avec celle de la jeunesse shanghaienne comme une gifle. "On est revenu sans argent et sans fils", lâche Madame Lao Zi, très émue entre deux jiao zi…

Via Xiangfei, j'ai posé trois questions:
1) Il en reste quoi de ce quart de siècle, de cette expérience de vie déplacée?
"我们是多余的一代。Wo men shi duo yu de yi dai. Nous sommes une génération superflue…" Puis, après un silence, "Nous sommes les jouets de l'histoire."
2) Vous avez ressenti quoi quand vous êtes rentrés à Shanghai?
Madame est plus diserte, c'est un sujet qu'elle rumine depuis bientôt quinze ans: l'humiliation. Et, pour une fois, les étrangers n'en sont pas responsables. "On nous a tout de suite fait comprendre que nous n'étions pas au niveau. C'est une honte pour moi de faire la cuisine devant vous… J'ai travaillé toute ma vie pour une retraite de 1100 ¥ (110€)…"
3) Qu'est-ce que vous attendez de l'expo universelle de 2010?
(Rires) "C'est un truc de politiciens, nous, on n'en verra pas la couleur!" A part 50% de hausse des prix…

Puis, incidemment – j'ai posé beaucoup de questions-, Lao Zi invite le Tibet dans la conversation… "Pourquoi les Français veulent l'indépendance du Tibet?" On part de loin… Différence entre intégration et assimilation, grand écart entre indéniable progrès social et disparition du pencham lama, schisme entre les Hans et la Chine dans sa globalité… Je n'exclus pas que la Chine soit un kaléidoscope furieusement difracté que les Chinois ont la capacité d'appréhender en une synthèse jalousement opacifiée par la grande muraille.

Trente-cinq succulents jiao zi plus tard, j'en suis toujours à me demander si Lao Zi (l'icône) marchait sur l'eau, évitait les péages, ou se foutait de la gueule du monde… Le mien, (le vrai) mon ami plombier, buveur de café qui ne supporte pas que j'aie arrêté de fumer, avance dans sa vie avec des chaussures de foot aux pieds, crampons moulés pour s'accrocher à la route, indoor/outdoor, et son pantalon tient toujours avec une grosse ficelle…
Oubli / ajout, 24 heures plus tard... Lao Zi a aussi dit: "On n'a pas réussi, on est pauvres... On n'est donc pas représentatifs de la Chine moderne." Impossible de savoir si c'est du lard ou du cochon, du soja ou du toufu, mais cela ramène à mon esprit ce qu'écrivait Vladimir Jankélévitch dans L'ironie: "Presque rien n'est aussi grave que nous le craignons, ni aussi futile que nous l'espérons.".

饺子Jiao zi = (tiao dzeu) ravioli farcis à la viande de porc mixée avec du blanc d'œuf et du céleri
老子 Lao zi = (lâo dzeu) personnage mythique, auteur du Dao de Jing, contemporain de Kong Zi (Confucius) – Vème av. J.C. mais son existence n'est pas scientifiquement prouvée...

5 commentaires:

  1. J'ai un joint de siphon de lavabo à changer ...
    et je fume les jours impairs ...
    On peut arranger ça, non?!
    A défaut, passer leur un très chaleureux:
    "ni hao".

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  2. Toujours agréable d'échanger de la culture fondamentale!:) Je n'y manquerai pas, merci pour eux!

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  3. tranche de vie. Sont-ils nostalgiques du Gansu ?
    Lanzhou, une de mes villes chinoises preferees.

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  4. Non, pas vraiment... "C'était très dur." Mais leur vie avait un sens, qu'ils ont perdu en revenant à Shanghai.

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  5. Un portrait éloquent et bien composé.

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