mardi 21 avril 2009

A l'Est rien de nouveau

A l'est du reste du monde, pour essayer de comprendre on cherche des idées, des livres, plus ou moins philosophiques, des essais romancés ou des romans qui s'essaient à l'analyse, pro ou anti, parfois neutre, des images de tous les âges qui raconteraient l'histoire du mirage sans se limiter aux récits du carnage, sans non plus s'abstraire dans les hautes sphères de la pensée qui semble tant craindre la réalité. C'est un travail, un hobby, une passion, des études ou toute autre forme de nécessité humaine qui repose sur le vivre avec, vivre ensemble, précisément là où les lignes de résistance sont les plus tortueuses, coupantes, déstabilisantes. Une zone d'échange et de compréhension n'apparaît que pour mieux être contredite par son ombre portée, le langage s'effaçant derrière le signe, lui-même zélateur du symbole qui rappelle le langage pour signifier l'intraduisible de son mystère - carrousel d'impressions et de ressentis qui suggère autant de confirmations contradictoires qu'il en faut pour admettre que la certitude n'est pas de mise.

Au royaume des aveugles, le documentaire est roi. Il erre ce document à raison de vingt-six images par seconde sans que l'on sache si un autre sens plus pertinent, peut-être dévoyant les premiers perçus, n'est pas juste là, à la limite extérieure du cadre, ricanant de tant d'entêtement à saisir ce qui refuse de l'être. C'est ainsi que trente-sept ans plus tard, le film d'Antonioni ne révèle toujours rien. De la place Tian an men aux rues de Shanghai en passant par une césarienne, on aura noté par comparaison le formidable essor économique, la réussite technologique, la fin de l'uniforme généralisé et l'émergence d'une société plus civile, c'est à dire rien qui nous renseigne sur ce que signifie être, être ici, hier et/ou aujourd'hui. Peut-être n'est-ce pas là ce qu'il nous faut chercher. Peut-être doit on se contenter d'un surfaçage historique sélectionnant des visages – car bien sûr, il y a montage, il y a écriture…-, un sourire, une réprobation, une indifférence, alternés ou pas, vaine tentative de ne pas dire tout en disant. Il n'y aura guère que Jiang Qing pour décréter que le film est une trahison, un mauvais procès fait à la Nation. Au moins doit-on créditer Antonioni d'un honnête aveu d'impuissance puisqu'il conclut par le proverbe Tu peux dessiner le visage d'un homme mais pas son cœur.

Trente ans après Antonioni, Wang Bing livre neuf heures de documentaire exposant la fin de l'économie planifiée. A l'ouest des rails prend le rythme de l'agonie pour filmer le démantèlement de Tie Xie, gigantesque complexe industriel de Shenyang, au nord du pays. Les derniers hommes errent tels des fantômes dans une immensité désormais vidée de sens. Ils vaquent, se lavent, jouent aux cartes et, à la différence des figurants malgré eux d'Antonioni, parlent, espèrent, désespèrent, tentent maladroitement d'aimer, de vivre et survivre. On ne sait toujours pas qui ils sont. Au contraire, le mystère épaissit. Comment justifier tant d'absurdité? Une débâcle sans révolte, un naufrage en se brossant les dents… Que disent ces images? Que l'autre est celui qui vit tandis que nous ne sommes que celui qui regarde et que son agonie ne donne pas plus de sens à nos vies qu'à la sienne. Nous aurons vu son temps, observé, ausculté son drame sans comprendre comment il est parvenu à vivre ça, sans savoir ce que c'est vivre ça.

Sur encore un autre plan, puisque mêlant documentaire et fiction, mise à plat et théâtralisation, Jia Zhangke revient à la tristesse et l'hébétude des fins de règne. Du barrage des trois gorges au séisme de Chengdu, il filme une souffrance sans fin, sans fond, terrifiante et ordinaire - tristesse et nuage de poussière pour sécher les larmes d'un temps révolu, d'un temps sombre mais connu, qui s'efface devant l'inconnu. 24 city ou la naissance d'une nation moderne, impitoyable par nécessité auto-proclamée, montre l'artificiel humain de vies d'actrices en parallèle au réel inhumain d'ouvriers écartés, éliminés – ces deux mondes se croisent sans se voir, ne partageant plus que le rêve sécurisé d'un appartement dans le complexe 24 city qui va jaillir en lieu et place de l'usine-mère/matrice. Superbes images de solitudes dévastées sous un ciel qui fut bleu… C'est probablement là que naît le grand malentendu, dans la juxtaposition de termes incompatibles que tendent les images: une solitude dévastée ne peut pas être superbe, c'est l'image qui l'est. Pourtant, l'association naturelle achève le massacre de la réalité qui n'a rien de superbe, rien même de remarquable, et est donc très précisément tout ce que l'image ne peut pas montrer.

Circonstanciel, historique, temporel, conjoncturel… Quoi d'autre encore? Rien et c'est ce rien que ces trois films ont réussi à dire.

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