mardi 28 avril 2009

Le temps des icônes

Je me suis arrêté devant le magasin en bas de Shanxi nan lu comme si un fantôme venait de traverser la vitrine. James Dean à Shanghai, je ne m'y attendais pas. La Fureur de Vivre - Rebel without a cause, au pays de Confucius et de la piété filiale, voilà qui mettait une claque supplémentaire aux présupposés que la douane de Pudong ne contrôle pas. Le tee-shirt affiche le visage en gros plan mais j'ai assez vu le film pour reconstituer le reste de l'image, la scène du duel au couteau, tenu haut, le rebelle prêt à bondir telle la bête fauve qu'il incarne. C'est à ce carrefour des années 50 que l'hormonale rébellion de la jeunesse est devenue fait culturel, objet d'étude, et de culte. Je n'étais pas encore né quand l'icône est morte, juste après le tournage du film, mais le blouson col relevé a traversé ma jeunesse comme un coup de couteau dans la France giscardienne. Depuis, on en a croisé quelques autres, VRP post mortem de la contre-culture, ils font tourner la boutique de la société du spectacle – la forme a pris le pas sur le fond, le symbole sur le sens, l'idolâtrie sur le contenu, etc. A Shanghai, on trouvait déjà, de Morrison en Hendrix, de Lennon en Cobain, quelques magasins spécialisés qui vendent à bon profit les vaines icônes issues de la mort nietzschéenne de Dieu et de l'Œdipe freudien, un James Dean grand public, contre toute attente, c'est nouveau. En l'absence tant de père que de repère, l'icône laïque et tragique, forcément tragique, a valeur de boussole dans un monde qui a perdu le nord pour mieux trouver l'est… en passant par l'ouest.


J'en ai d'abord parlé avec Xiangfei puis j'ai demandé aux étudiants. Réponse unanime: "James Dean, connais pas", Kurt Cobain, un peu plus, à peine, mais Hai Zi (1964-1989) poète suicidé en travers des rails où le conduisaient une réforme sans autre fondement que l'enrichissement symbolise parfaitement le désespoir adolescent, la révolte déchiquetée par la machine aveugle. Donc, pourquoi James Dean et pas Hai Zi? Peut-être parce que la société du spectacle ne fait que débarquer en Chine et que l'icône doit avoir été incarnée dans la société du spectacle avant d'être recrachée sous forme de tee-shirt. Le Che, mort en 67 et aussitôt récupéré, et ici toujours d'actualité commerciale, aura fait vendre des millions de tee-shirts sans le moindre rapport avec la révolution bolivarienne ni même assurer le succès du film de Soderbergh. Les critères d'admission à l'iconomanie sont simples: mourir jeune, beau, jusque boutiste, et qu'une image puisse prétendre à résumer l'ensemble. C'est ainsi que Rimbaud est entré en religion de surface par la grâce d'un graffiti d'Ernest Pignon-Ernest et de l'Éducation nationale: peu lu mais étudié, très peu lu mais très en vue, Arthur a été récupéré pour son regard de voyant incarnant LE poète, la Poésie. Mais toujours pas Hai Zi…


Je me souviens d'un vieil enfant français très appliqué sur le plan religieux qui, vers onze / douze ans, renonça au délire catholique pour progressivement se consacrer à la religion des tee-shirts. Plus tard, il dut passer par l'Orient pour retrouver le sens de la spiritualité qui était en lui. Aujourd'hui, je suis relativement en paix et en accord avec une métaphysique très personnelle dont ma culture d'origine m'avait privé. Il en va de même, me semble-t-il, pour les jeunes Chinois qui arboreront James Dean et sa fureur de vivre sans trop savoir de quoi il retourne. Il leur faut aller loin pour adopter des symboles générationnels qui, bien qu'étrangers, s'imposent à leur idéal d'une manière infiniment plus radicale et donc satisfaisante qu'un Jackie Chan qui, objectivement, ne répond à aucun critère. Et Hai Zi relève de l'interdit sur lequel veille Confucius et les gardiens du temple contemporain… N'est-il pas ainsi, a contrario des intentions, mieux préservé? En ce quinzième anniversaire du suicide de Kurt Cobain qui permet essentiellement à sa maison de disques de ressortir un énième coffret complet de l'œuvre, Hai Zi peut continuer de dormir tranquille et inspirer les jeunes lettrés en colère. James Dean se charge de faire tourner la boutique du consumérisme global made in China… En espérant que les clients atteingnent l'âge du sage.

"Il doit en être ainsi : idolâtre du geste, du jeu et du délire, nous aimons les risque-tout tant en poésie qu'en philosophie. Tao Te King va plus loin qu'Une Saison en Enfer ou Ecce Homo. Mais Lao-tse ne nous propose aucun vertige, alors que Rimbaud et Nietzsche, acrobates se démenant à l'extrême d'eux-mêmes, nous invitent à leurs dangers. Seuls nous séduisent les esprits qui se sont détruits pour avoir voulu donner un sens à leur vie."

4 commentaires:

  1. D’une image à une icône, il faut passer par une symbolisation (une interprétation, une signification) et une propagation (une massification, une médiatisation, une commercialisation enfin). Mais tout cela ne peut se passer que dans un temps moderne où l’individualisme permet à un particulier le droit d’être l’objet du culte. Dieu est mort, mais la place qu’il occupait reste là, attendant un substitut, soit un but absolu, soit un homme mythifié.
    Par la symbolisation, on projette sur une image un désir (le désir d’être sûr, le désir d’être libre etc.), ou plutôt, me semble-t-il une peur : la peur de l’incertitude ou la peur de l’ennui. La chute de Dieu ne nous donne pas plus de liberté ; au contraire, nous sommes pesés par un plus grand néant. Donc on dirait que notre sécurité intérieure demande l’idolâtrie.
    Si l’on a besoin d’une icône laïque, pourquoi veut-on aussi qu’elle soit tragique ? Ne sous-entend-on pas par là une impuissance mélancolique face à une réalité de plus en plus matérielle et désenchantée ? On n’y trouve que l’espoir vide, la lutte sans résultat et l’impossiblité de la reconciliation entre l’idéal et le réel. Ce sens tragique est surtout évident après les deux guerres mondiales lorsque l’homme se trouve la force la plus déstructrice de lui-même.
    « En l'absence tant de père que de repère, l'icône laïque et tragique, forcément tragique, a valeur de boussole dans un monde qui a perdu le nord pour mieux trouver l'est… en passant par l'ouest. » De la fin de la dynastie des Qings jusqu’à l’ère de Mao, une rupture radicale sépare la Chine moderne de sa longue tradition. L’évolutionnisme, le capitalisme, le maxisme, ils se substituent l’un après l’autre la vacance laissée par le confucianisme. Mais dans une époque de post-révolution culturelle, qu’est-ce qui va en prendre le relais ? James Dean ou Hai Zi en ce cas ?
    La réponse est donnée par le tee-shirt. C’est même une réponse obligatoire car la Chine d’aujourd’hui, après la perte apparente de l’icône de Mao (la collection des images de Mao est très à la mode), ne permet pas encore l’idolâtrie d’un individu chinois, surtout d’une métonymie d’une force non-conformiste. Hai Zi, par rapport à Rimbaut le poète, est à la fois peu lu et mis en vue. Mort à une trentaine d’années, il ne garde son image que dans la mémoire d’une minorité lettrée et ne connait pas malheureusement (ou heureusement ?) la massification pour devenir l’icône.
    De plus, on dirait que l’histoire moderne de la Chine suit la plupart de temps la piste occidentale. L’Occident, l’autrui qui nous aurait servi de mieux nous connaître, devient la sirène dont l’apparence est tellement séduisante que nous oublions nous-mêmes. Si le Che est au début un signe de l’esprit de combat, il se réduit plus à un signe de la mode ou du commerce en entrant en Chine. Il en est de même pour James Dean dont la nature symbolique est toujours peu connue ou même malentendue en s’isolant de son contexte culturel.

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  2. Le tragique des icônes en question nous renvoie à nos faiblesses, compromis et compromissions, qui nous conduisent si souvent à accepter l'inacceptable. Romantisme de l'engagement, jusqu'au boutisme libérateur de la pesanteur de la vie, la mort prématurée dit combien l'icône a investi sa passion, sa propre mythologie anticipée, cet héroïsme tellement absent de nos vies embourbées. Le calvaire du crucifié, les dix années d'aphasie de Nietzsche, les suicides en désespoir non pas de cause mais de viabilité de celle-ci, autant de tragique manifesté à destination du vivant qui s'approprie le linceul/tee-shirt pour recouvrir sa vacuité. Qui souhaite avancer nu? Si Hai Zi ne peut protéger la jeunesse de sa nudité, vacuité, c'est qu'il deviendrait très vite trop puissant à fédérer. Il est plus raisonnable de s'en tenir à des icônes étrangères, mal comprises, détournées, génératrices de profit en tant que seule acceptabilité de l'étranger qui nous a déjà tant pris. C'est alors que le drapeau devient une icône… La seule acceptable. Et que donc la dramaturgie de l'agression doit être entretenue.

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  3. Une distance esthétique réside en exotisme.
    James Dean est pour les jeunes Chinois d'aujourd'hui ce que le garde-rouge est pour les jeunes Français de 1968.
    Cette sorte d'icône base sur la méconnaissance ou une connaissance partielle.

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  4. Oui, bien sûr! Mais, encore une fois, même en 68, afficher Mao sur un tee-shirt (pas sûr que ça existait mais c'est un détail) relevait du choix. Les Beatles et/ou Mao et/ou l'OM... Là, maintenant, mei you Hai Zi. Et je crois que c'est vraiment là que se fait toute la différence - dans l'étendue, ou l'absence d'étendue, des possibles...

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