samedi 28 février 2009

Julia Kristeva, le retour!

En mai 74, Julia Kristeva constituait avec Sollers, Barthes, Whal et Pleynet, la première délégation étrangère à visiter la Chine de Mao nouvellement reconnue par l'ONU. Trente-cinq ans plus tard, à l'occasion de la traduction du livre qui témoigna de ce premier voyage (Des Chinoises), elle est de retour pour une conférence à Beijing et Shanghai.

L'amphithéâtre du centre franco-chinois de l'université de Tongji était plein à craquer quand la dame est apparue, flanquée de son interprète, visiblement rodée à l'exercice mais disponible, ouverte, très équilibrée dans le sens où l'on ne pouvait déceler en elle ni froideur ni flagrant désir de séduire. Chaque étudiant disposait du texte de la conférence en chinois et en français, le doyen Gao, traducteur de l'œuvre de la dame, pouvait introduire celle qui apparaît en Chine comme l'actualisation tant attendue de Simone de Beauvoir, célébrée ici sur la base d'un malentendu, la réputation de ses livres (essentiellement Le deuxième sexe) tenant davantage aux sympathies politiques de l'auteur qu'à leur contenu.
Le discours dans sa globalité aura été d'une rare finesse puisque se permettant en filigrane une critique acceptable (i.e, excluant la perte de face…) de la situation actuelle de la Chine et plus particulièrement de la qualité des informations dont disposent les jeunes chinois(es) pour s'identifier, a fortiori en tant que partie du monde, a fortiori en tant que femme. La conférence s'est déroulée en deux temps: une première partie fut consacrée à la Chine; la seconde, à la culture européenne. En partant du mur de Berlin pour arriver en Afghanistan en passant longuement par Thérèse d'Avila, la partie européenne a pu sembler hétéroclite et soporifique alors que l'observation de la spécificité chinoise a livré de belles intuitions dont Julia Kristeva a su démontrer la pertinence intellectuelle. Elle a su trouver les mots pour exhorter la jeunesse présente à partir en quête de son identité.
Le procédé argumentatif de Julia Kristeva pourrait paraître simpliste et très gaullien (Je vous ai compris!), il est en fait beaucoup plus subtil que ça… L'absence du genre grammatical qui soucie tant l'étranger, elle l'a transposé sur un plan anthropologique en soulignant l'androgynéité (au sens de complétude) de l'individu chinois. "Cette expérience et/ou pensée chinoise serait-elle intrinsèquement rebelle au concept d'une individualité libre et susceptible de vérité, qui éclôt dans l'histoire complexe des croisements grec/juif/chrétien, incluant leur greffe musulmane?" Elle pointe ainsi admirablement le schisme Orient-Occident à partir d'une étude/observation pluridisciplinaire à laquelle elle inclut la linguistique. "La langue tonale confère du sens aux intonations antérieures à la courbe syntaxique, elle conserve l'empreinte précoce du lien mère/enfant dans le pacte social par excellence qu'est la communication verbale (parce que tout enfant humain acquiert la mélodie avant la grammaire, mais l'enfant chinois charge ces traces mélodiques archaïques de sens socialisable). La langue chinoise conserve donc, grâce à ses tons, un registre présyntaxiques, présymbolique (signe et syntaxe étant concomitants), préoedipien (même si le système tonal ne se réalise à plein que dans la syntaxe)." L'enfance chinoise ne se dissout donc pas dans la maturité, elle en est pleinement constituante; le dialogue charnel mère/enfant se poursuit dans un corps à corps permanent puisque linguistique, donc social. Assertion d'autant plus intéressante que Kristeva se présente en tant que freudienne! Serait-elle en train d'expliquer aux jeunes chinois qu'une paire de ciseaux traditionnels sera tout à fait insuffisante pour couper le cordon et parvenir à l'autonomie hors laquelle se penser en tant que sujet demeurera une gageure. Soudain, la dévotion contrite de la progéniture envers la mère à laquelle l'étranger assiste régulièrement avec une certaine gêne trouve un sens qui, à défaut d'acceptation, offre le respect qu'autorise la compréhension.
Un peu plus tôt dans sa conférence, Julia Kristeva avait identifié/précisé l'enjeu de son propos qui synthétise la globalité du relationnel franco-chinois, sino-français: "C'est […] sur l'énigme de l'individu (infiniment divisible et pluriel) que butent les […] rencontres de l'Orient et de l'Occident." Elle ne croyait peut-être pas si bien dire… Dans le métro du retour, Xiangfei m'a rapporté une conversation surprise dans la cohue au sortir de l'amphi: "Finalement, c'est quoi sa spécialité? Elle est philosophe ou linguiste? Psychanalyste féministe ou sinologue?" Kristeva est en fait confucéenne! En effet, Kong zi n'appréciait guère les spécialistes, les techniciens monomaniaques soucieux d'étiquettes et de libelles… Pour tout intellectuel, il préconisait un parcours fait de curiosité nourrissant une sagesse vouée à l'enseignement et au respect de l'empereur… L'homme du XXIème siècle n'est-il pas l'empereur du monde? De quelle science pourrait-on se permettre de faire l'économie dès lors que l'on ambitionne de comprendre le monde? C'était le message de Julia Kristeva aux jeunes chinois après trente-cinq ans de réflexion.
Photos: O.D.

2 commentaires:

  1. Ce qui R. Barthes me fait rêver, c'est de comprendre ce monde d'une façon multidisciplinaire ou bien intertextuelle.
    Mais j'ai déjà oubli l'enseignement de Kong Zi qui a déjà contenu cette leçon!
    Est-ce que le monde, après avoir connu un processus des spécialisations en connaissance, verra une nouvelle tendance de l'érudition synthétique quand des disciplines se recouvrent de plus en plus souvent?

    RépondreSupprimer
  2. Les indices sont nombreux... Toile/net/réseau/intertextualité/transculturel/interdisciplinaire, autant de néologismes (au moins dans leur acception) qui parlent d'un présent littéralement inouï! Cela ne va pas sans risque, notamment celui de la superficialité - à vouloir tout connaître, tout aborder, on ne fait que survoler, effleurer... En revanche, on peut essayer de travailler ensemble, de partager nos domaines de prédilection/connaissance pour en tirer quelque chose d'effectivement synthétique qui nous épargne les impasses où conduisent les chapelles et les sectarismes... Lire, écrire, commenter, c'est déjà "travailler avec l'autre", travailler au sens du "métier de vivre"... La réponse est donc contenue dans ta question!:)

    RépondreSupprimer