mardi 3 mars 2009

To go or not to go

C'est ainsi que l'on peut résumer l'angoissante question que se posent les étudiants chinois au moment de la proposition d'un échange avec une université étrangère. Pour quelques-un(e)s à qui j'ai le plaisir d'enseigner quelques rudiments culturels depuis trois ans, cela ne posera pas de problèmes majeurs - le pas a été franchi, soit par des voyages antérieurs, soit par une ouverture d'esprit exceptionnelle doublée d'un contact régulier avec des étrangers, souvent les deux. En revanche, pour nombre d'entre eux, il en ira tout autrement et ma réponse lorsque l'on sollicite mon opinion sur le sujet consiste à remplacer to go or not to go par to be or not to be… "A quoi voulez-vous que ressemble votre vie dans dix ans?" Gêne et absence de réponse, de capacité de projection, sont à traduire par back home asap!
Ce qu'il nous faut comprendre…
La plupart de ces étudiants, comparativement aux Occidentaux, sont à peine des lycéens, en terme de maturité, de conscience, de compréhension du monde. Vu de Chine, l'Occident, c'est un film à épisodes dont on apprécie la spectaculaire NBA, l'impensable liberté comico-sociale de Desperate housewives. Puis, soudain, après dix heures d'avion, on se retrouve à jouer dans le film et l'on découvre que ce film, c'est la vie! Et, il faut que ce soit bien clair pour les esprits occidentaux farcis de présupposés, dans leur immense majorité les étudiants chinois ne sont jamais allés à l'école de cette vie-là! Il n'en connaisse que la société de consommation / société du spectacle imagée qui fait tant rêver quand au moins l'un des arrières-grands-parents est mort de faim, quand le calvaire de la révolution culturelle est encore dans la mémoire collective vivante (bien que mutique)… Le réflexe communautariste est immédiat (l'isolement quand ce n'est pas possible), résultat des multiples dangers contre lesquels l'étudiant a été longuement, durablement, familialement, politiquement mis en garde… Il n'est pas injurieux de penser qu'un jeune occidental partant étudier en Chine est mis en garde contre ses propres préjugés; tandis que le jeune chinois l'est contre un risque de trop grande intégration, donc de perversion… Le résultat est un déracinement vécu comme un choc sismique intime avec une capacité de résistance à la souffrance très nettement supérieure à la moyenne planétaire – en Chine, la souffrance/privation est une vertu (qui fut nécessaire), l'espace individuel de jouissance / accomplissement dans lequel, a contrario, l'Occident range le plaisir en général. Comment l'étude, dans un contexte personnel aussi restreint, fermé par réflexe d'auto-défense, pourrait être une opportunité d'évolution, de prise de conscience? L'Occident vit aujourd'hui un individualisme narcissique qui impose par compensation une organisation exceptionnelle (syndicats, Prud'hommes, allocation chômage, tissu associatif, etc., bref, un État de droit qui, lorsqu'il est bafoué, peut être dénoncé) dont la complexité génère la contestation, l'ensemble formant un tout cohérent sans équivalent dans l'histoire de l'humanité. Pour des raisons culturelle, philosophique, historique, politique, l'étudiant chinois n'a pas accès à son individualité, elle ne participe tout simplement pas de son programme (v. la conf. de J. Kristeva). Comment pourrait-il tirer profit de cette expérience d'échange? On trouvera toujours un contre-exemple, une personnalité hors du commun, elle ne fera que confirmer la règle d'une valeur spécifiquement chinoise: hors le groupe (parents, famille, camarades, université, ville, province, patrie), l'étudiant est un poisson rouge sorti du bocal. Le temps de cet exil, il vit en apnée. Impossible de véritablement assimiler, conscientiser, sans respirer… L'évolution de la conscience du jeune étudiant chinois n'est donc possible qu'anticiper, souhaiter, accompagner, éduquer, car, en aucun cas, l'étranger en lui-même, pays ou individu, ne saurait suffire, subvenir, à cette évolution. Il est donc strictement question d'une éducation chinoise offrant les outils du développement personnel à l'individu en auto-gestation. Pour l'instant, je n'ai rencontré qu'une entreprise globale d'infantilisation permettant le contrôle des personnes, aucun programme plaçant l'individu et la conscience à ce niveau de compréhension sans lequel l'étranger, le monde en général, demeure une scène sur laquelle il est matériellement souhaitable de tenir un rôle mais certainement pas de manière inclusive.
Pour conclure cette courte note, je voudrais couper l'herbe sous le pied des détracteurs habituels qui (se) manifestent dès lors que l'on ose observer la Chine un peu plus loin que le nid d'oiseau. Il n'est pas question ici d'une charge contre la jeunesse chinoise mais tout au contraire d'une ambition placée sur ces jeunes étudiants à qui il semble devoir écheoir, un jour ou l'autre, de gouverner le monde. Comment appréhender le monde sans conscience de ce dernier? Et comment prendre conscience du monde sans conscience de soi en tant qu'être moral et responsable unique?

Photos: École miao, sud de la Chine (Isabelle Charpentier); Le petit Lotus bleu, école française de Shanghai (Aujourd'hui la Chine).

1 commentaire:

  1. J’apprécie beaucoup votre approche.
    Votre description du contexte dans lequel se trouve la jeunesse chinoise la plus privilégiée est bougrement utile tout en étant bien inquiétante.
    Les occidentaux ne peuvent point soupçonner un tel différentiel tant qu'ils ne se seront pas, eux-mêmes, immergés dans cet univers au référentiel aux antipodes du nôtre.

    En vous lisant j'ai ressenti beaucoup de sensibilité qui, sans nul doute, dans ce monde déroutant a dû être bien souvent écornée.

    "To be or not to be?"
    Combien de fois, ici, ai-je usé de la formule ?
    Poser la question aux Chinois, c’est entrer dans le vif du sujet.
    En préambule, pour nous occidentaux, Shakespeare aurait-il pu naître ici à "Stafford on Huang He"?
    Pour être capable de répondre à cette dernière, une immersion totale est incontournable au terme de laquelle je réponds malheureusement par la négative.
    La question en appelant une autre, et pourquoi, donc alors?
    Sans nul doute, il me faudra poursuivre mon immersion pour éclaircir une telle egnime.
    Ici, j’ai bien l’impression qu’on peut arriver en « wanderer » et qu’on peut repartir en ethnologue ...

    RépondreSupprimer