mercredi 18 mars 2009

Séance de rattrape âge...

Nous nous attendions donc hier soir à entendre parler de la psychanalyse en Chine, à tenter de saisir le regard décalé d'un Français qui pratique la Chine depuis plus de vingt ans – si j'ai bien compris, en passant directement de Hong Kong à la campagne profonde. Pourquoi avons-nous été déçus? Pourquoi n'a-t-il pu exprimer quoi que ce soit d'audible? Lui qui prétendait jeter un pont entre les continents et les cultures est tombé dans l'eau sans même parvenir à éclabousser les auditeurs des deux rives atterrés par sa déconvenue.

Pour répondre à la question d'un jeune homme qui a fini par quitter la salle, il va nous falloir sensiblement élever le débat. La question était: "Comment on fait quand on va en France et qu'on se fait agresser sur le mode: 'C'est quoi votre pays? Pas de droits de l'homme, pas de liberté d'expression, bref, une dictature!' Qu'est-ce qu'on peut répondre aux Français qui nous disent ça?" La langue du conférencier à ce moment n'était même pas de bois, c'était du plomb! "Vous pouvez dire que si vous viviez une dictature, vous n'auriez pas la possibilité de venir étudier en France…" Je ne réussis même pas à en rire… De tous temps et de tous horizons, n'importe quelle dictature ou groupe terroriste visant le renversement d'une dictature avant d'à son tour devenir dictateur, n'importe quelle fils ou fille d'une nomenklatura autant éloignée du principe démocratique que faire se peut, est allé étudier aux Etats-Unis, en France ou en Angleterre. Les fils de Khadafi en France et en Suisse, la famille du Shah d'Iran en Floride, la famille Ben Laden tranquillement installée à Washington pendant que les avions détournés par Oussama se plantaient dans les twin towers, etc, etc. La réponse de l'homme d'expérience est donc vide de sens. La pensée reste au ras des pâquerettes, engluée dans les apparences montées en épingle par les médias et les propagandes, elle est comme pétrifiée par la peur de dire… Mais de dire quoi?

Si l'on prend la psychanalyse comme référentiel, on peut dire par exemple que le grand décalage qui sévit entre la Chine et l'Occident (terme on ne peut plus réducteur puisque, à ma connaissance, l'Australie et le Japon n'en font pas partie) provient d'un rapport inversement disproportionnel du surmoi et du Ça. L'Occident et ses libertés vouées au culte du Ça sont en panne de surmoi; la Chine sous l'emprise d'un surmoi tyrannique ne conquiert un soupçon de Ça qu'au travers d'un consumérisme compulsif. Comment faire cohabiter des fondements culturels aussi radicalement distincts? Comment cohabiter quand il est à l'évidence davantage question de s'opposer que de se comprendre? Et comment se comprendre mutuellement quand on ne se comprend pas soi-même?

J'emprunte à l'excellent essai de Bernard Stiegler, La télécratie contre la démocratie, une citation de Freud que lui-même emprunte à Schopenhauer:
Par un froid jour d'hiver, des porcs-épics, en compagnie, se serraient de très près les uns des autres pour éviter, grâce à leur chaleur réciproque, de mourir de froid. Bientôt, cependant, ils sentirent leurs piquants réciproques, ce qui de nouveau les éloigna les uns des autres. Mais lorsque le besoin de se réchauffer les amena de nouveau à se rapprocher, ce second mal se renouvela, si bien qu'ils furent ballottés entre les deux souffrances jusqu'à ce qu'ils aient finalement trouvé une distance moyenne leur permettant de se tenir au mieux.
Que l'on applique cette parabole aux individus ou aux nations n'altère en rien la pertinence de la démonstration: la cohabitation n'est possible que parce qu'elle est nécessaire, elle n'est réalisable que par ajustements successifs.

Or, le Chinois a besoin du Français et le Français du Chinois précisément parce que le fonctionnement de leur psyché diffère et crée ainsi un enrichissement potentiel dont il serait particulièrement débile de se dispenser puisque facteur essentiel de la compréhension du genre humain auquel tous deux appartiennent préalablement et in fine. Nous admettons donc ainsi être dans la culture et que la culture n'est pas une spécialité française mais une notion en permanente évolution relevant du genre humain. Sur cette base, nous pouvons envisager une discussion… Les agressions réciproques qui consistent à opposer un argument temporel à un fait historique et ainsi de suite jusqu'à épuisement des mémoires médiatiques est un cul de sac. Le conférencier d'hier soir a craint cet affrontement pour diverses raisons qu'il ne maîtrisait pas forcément et n'a pas su ou pas osé élever le débat autour du questionnement qui hante tant les jeunes chinois plus ou moins directement concernés par la France.

Le chapitre de l'essai de Stiegler auquel j'ai emprunté la citation s'intitule 27 – Identification collective et narcissisme de groupe. Il n'y a guère besoin d'explication, il suffit de voir ou d'imaginer une équipe sportive, ses supporters, un stade plein, une armée, des fidèles dans un lieu de culte, les employés d'une entreprise portant le même tee-shirt, etc. L'identification se fait par le groupe, tellement protecteur, rassurant, qu'on ne peut qu'en être épris et reconnaissant. C'est à dire que c'est un phénomène que l'Occidental connaît très bien mais qui, pour lui, s'apparente à un choix et non à un déterminisme. Or, être Chinois ne pouvant être un choix, l'Occidental se trouve désarçonné dès lors que le Chinois se présente en tant que "Nous, les Chinois". Cela lui semble aussi absurde qu'à un Chinois s'entendant dire, "Je suis Français mais je ne suis pas la France!". C'est à dire que la culture occidentale demande à rencontrer l'individu qui avance au chaud derrière un collectif en prétendant le représenter. Un Français ne sait pas que la Chine est peuplée d'enfants uniques à qui le droit de se penser unique n'est pas accordé… Là, oui, nous avons un vrai schisme et un élément de réponse pour le jeune homme. S'il refuse ou est dans l'impossibilité de se penser en tant qu'individu, que sujet, il devra répondre pour un milliard trois cents millions de personnes vivantes, plus encore de morts, et quelques régimes politiques passés ou présents. Voilà pourquoi on lui posera probablement la question qu'il redoute…

J'entends hurler ceux qui n'ont pas encore décroché… "Bon, okay, mais il est Chinois, il est comme ça! Alors, il répond quoi?"

Trois options…

Il est coincé dans sa condition, dans sa culture, fragilisé par son immigration, même temporaire, il aura du mal à s'en sortir autrement qu'en adoptant le discours officiel qui ne passera pas ou alors pour aboutir dans une impasse où la guerre d'Algérie ou la Corse répondra au Tibet, la collaboration aux droits de l'homme, la délinquance et les banlieues au militarisme, etc. La plupart du temps, les interlocuteurs des deux camps ne sont informés que par des médias qui se frottent les mains, et ne se défendent en fait que pour échapper à la terrible angoisse d'être seul. Et c'est ce besoin d'appartenance, naturel, puis culturel, c'est à dire la panurgie universelle qui est à l'origine des conflits, jusqu'au moment où les porcs-épics ont besoin les uns des autres – des bienfaits de la mondialisation… La solitude intrinsèque, initiale, ontologique de l'homme est probablement le plus grand défi qu'il ait à relever – à n'en pas douter, c'est le chemin emprunté par l'individu pour relever ce défi qui signe sa qualité et son inscription dans le monde.

Option de luxe pour individu évolué… Le jeune homme peut répondre par une autre question: "Et toi, tu es qui?" Il saura immédiatement s'il a une conscience en face de lui ou un argumentaire de supermarché, les droits de l'homme en bandoulière sans même savoir ce qui se passe chez lui. Pour oser cette réponse, il lui faudra non seulement une bonne maîtrise du langage mais aussi, mais surtout, avoir bien intégré les différents mécanismes énoncés ci-dessus, c'est à dire se documenter, se cultiver dans une optique non quantitative, mais tout simplement évolutive.

Troisième option (dite The funky option), sûrement très appréciée et beaucoup plus conviviale… "Oh, m'emmerde pas avec ça! Qu'est-ce qu'on boit?" Compréhension assurée mais ce ne sera que reculer pour mieux sauter: un jour ou l'autre, il faudra parler… Lors d'un cours, par surprise dans une soirée qui ne s'y prête pourtant pas, en mangeant une pizza devant un match de foot, on lui demandera d'où provient cette impossibilité à communiquer. Alors il faudra qu'il se demande vraiment, en son âme et conscience, aussi éloignées qu'elles soient de son ego, d'où il vient…

J'en ai déjà brièvement parlé à propos de Huo Datong, l'inconscient collectif (Jung) chinois s'oppose ici à l'inconscient individuel (Freud – Lacan) français alors qu'à l'évidence le second est un affinement du premier, une évolution obtenue grâce à ces fameuses libertés qui imposent tant de responsabilités… individuelles. Pour prendre une image très matérialiste, disons que l'inconscient collectif, c'est la banque, et que l'inconscient personnel, c'est la salle des coffres, des multiples petits coffres. Si l'on ne peut, pour tout discours que parler au nom de la banque, les petits coffres très préoccupés par leur condition demanderont à voir le directeur, le patron… Qui n'est pas joignable! Et si l'on demande l'opinion du petit coffre, il répondra en tant qu'élément d'un tout pointant les dysfonctionnements de la banque dans laquelle il vit, c'est à dire qu'il parlera du contexte déterminé dans lequel il est enraciné pour améliorer sa condition. Même dans les cas de patriotisme ou de culture d'entreprise aigu, il ne substituera pas le contexte de son identité à son identité.

Les trois glorieux penseurs de l'humanité évoqués plus haut sont morts et enterrés depuis quelques lustres déjà et, si leur œuvre considérable est à ranger au panthéon du génie humain, l'avenir qui commence évidemment aujourd'hui nous reste à inventer. Ce ne sera possible qu'en apportant notre pierre à l'édifice, certainement pas en attendant que d'autres le pensent puis le fassent pour nous. Que la tâche soit ardue n'est qu'un épiphénomène que l'homme de qualité ne prendra pas en considération. La différence et la méconnaissance ne seront jamais que des opportunités d'approfondissement de soi, c'est à dire d'enrichissement de l'intelligence. Qui peut prétendre s'en dispenser?

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