mercredi 11 mars 2009

Deviens qui tu es.

"Lorsqu'un Chinois souffre d'angoisse ou garde un secret intime tapi au fond de son être, il se demande comment confier son angoisse et son secret à quelqu'un. Mais il se trouve face à un terrible dilemme: la morale chinoise, la tradition, le confucianisme pèsent de tout leur poids et l'empêchent de critiquer ou de seulement mettre en cause ses parents ou sa famille. Il s'agit de la première barrière à surmonter.
La seconde vient du régime politique. Il n'existe pas en Chine aujourd'hui d'espace privé bien défini et surtout respecté par l'autorité. En conséquence, les individus ont des difficultés considérables à se livrer complètement. Il faut encore ajouter les souvenirs terribles de ce qu'on vécu les Chinois durant la Révolution culturelle (1966-1976). Il fallait rédiger des confessions sur des pages et des pages, il fallait aussi dénoncer les gens de sa famille, des voisins, des professeurs, il fallait inventer des fautes jamais commises, porter de fausses accusations… Certains avaient écrit leur journal intime qui a été lu devant des foules entières. Comment faire confiance avec un passé aussi mouvementé?"
(p.58 et 59)

Huo Datong est le premier psychanalyste chinois, il a ouvert son cabinet en 1996, dans l'université du Sichuan, à Chengdu, où il donne désormais un cours sur la psychanalyse. Dorian Malovic est chef du service Asie au quotidien La croix, il pratique la Chine depuis plus de vingt ans. Les deux hommes se sont longuement entretenus à propos de la situation de la psychanalyse en Chine, il en est ressorti un livre de 180 pages publié chez Plon en 2008. Si les lecteurs informés risquent de rester sur leur faim d'un point de vue strictement psychanalytique, en revanche, aucune considération, aucun angle n'est évité concernant la Chine. De la sexualité à la morale, en passant par le taoïsme et le rôle de l'histoire, le traumatisme de l'enfant unique et la prostitution, l'empire du milieu est scanné en tant que racine de la souffrance individuelle du Chinois contemporain. Si l'ensemble reste théorique, le livre est aussi d'une réelle utilité publique. Disons qu'à défaut de s'allonger vraiment, la Chine, via Huo Datong, pose au moins une fesse sur le divan… Et c'est déjà beaucoup!
La notion d'inconscient, absente de la culture chinoise, pose un sérieux problème conceptuel. Si l'on tente d'évoquer la psychanalyse, les réponses révèlent une confusion idéologiquement entretenue avec la psychologie exclusivement fonctionnelle héritée du grand frère soviétique. Les psychologues aux ordres de l'idéologie sont d'une redoutable efficacité pour nier l'individu dans sa complexité et le remettre au boulot, sur les rails au service de la famille, de la société harmonieuse, etc. Le soulagement du consultant ne pourra être que la satisfaction d'un retour à la norme, pour ce qui est de son mal-être intime, il sera convaincu qu'il est plus raisonnable d'attendre une prochaine incarnation pour essayer d'en parler. Huo Datong n'a rien de commun avec les sbires de la norme idéologique sécuritaire. Il a suivi une analyse de 1987 à 1992, à Paris, avec un lacanien, Michel Guibal, sinologue comme Lacan. C'est évidemment ce qui explique son attachement au personnage de Lacan et à la cause freudienne en général. En effet, ces deux grandes figures reviennent constamment dans les explications de Huo Datong alors que dans le même temps, il évoque plutôt l'inconscient collectif de la Chine. C'est à dire qu'il revendique une filiation freudienne et lacanienne mais est en fait très inspiré par Jung qu'il ne cite jamais, préférant se présenter comme le premier penseur psy de la Chine contemporaine. Pourtant, du Mystère de la fleur d'or à Psychologie et orientalisme, le père de la psychologie des profondeurs s'est intéressé de près à l'inconscient collectif de l'Orient. Et il semble évident que la fureur collectiviste, négationniste de l'individu, fait obstacle à l'inconscient personnel révélé par Freud puis re-conceptualisé par Lacan sur la base du langage. A n'en pas douter, Huo Datong doit opérer une synthèse très particulière pour réussir à décomplexer l'inconscient chinois! Dorian Malovic le présente comme le Lacan chinois mais je ne suis pas convaincu de la pertinence d'un tel éloge. Quelque chose reste à inventer qui devra se passer de références occidentales pour accéder à une crédibilité chinoise…

Dorian Malovic sera mardi prochain (17 mars, 19h00) à l'Alliance française (Wusong lu), pour y présenter son livre.
NB - Le titre de l'article est une citation de Pindare, poète grec (-500 av. J.C.), de nombreuses fois reprise, de Goethe à Nietzsche et... Lacoste!
Photo: le divan du cabinet de Freud

3 commentaires:

  1. je m'empresse de trouver ce bouquin, merci

    Arnauld
    un autre prof en Chine

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  2. Un article du 10 février dit tout le bien que je ne pense pas de "L'Arbre du voyageur" mais, sauf ami(e) de retour du bled avec valise légère, il n'ya guère que là, Beijing ou Shanghai, que vous pourrez le trouver... Si vous êtes à Shanghai, pas de problème pour vous le prêter!

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  3. je suis en France depuis novembre dernier, je vais le trouver ici :-)

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