mercredi 4 mars 2009

De l'usage des hommes de l'être

Le blog de Pierre Assouline, cette République des livres que je ne cesse de recommander à mes étudiants intéressés par la chose littéraire, nous apprend que du côté d'Oslo on célèbre en grande pompe le 150ème anniversaire de la naissance de Knut Hamsun, prix Nobel de littérature 1920, sombre gloire norvégienne puisque "figure de la honte et de la trahison". Irréductible collabo, il visita même Hitler en Bavière et alla jusqu'à offrir son Nobel à Goebbels! Ce n'est pas rien! Jusqu'à ces jours-ci, pas une rue à son nom en Norvège, pas une bibliothèque, pas même un gymnase ou un commissariat! Et puis le temps passe, la mémoire se lasse de ressasser le noir… Je me souviens que l'apprenti écrivain que je n'ai cessé d'être s'évanouissait mentalement à la lecture de Faim du norvégien mythique. J'étais citoyen de l'un de ces pays du monde où l'on ne savait pas et où Hamsun figure encore aujourd'hui, toujours selon Pierre Assouline, parmi les meilleures ventes des libraires. Nous avions déjà fort à faire avec Céline, Brassilach, Léautaud, et Jünger posait aussi quelques problèmes plus proches, plus directs – Hamsun, lui, avait une croix gammée sur le front mais il reposait dans le linceul immaculé de l'ignorance, totale ou partielle… Les écrivains, et peut-être est-ce là l'une des figures les plus mystérieuses du mythe, jouissent d'une relation très particulière à la mémoire. On les oublie, on les enterre, puis on les ressort en cas de besoin, pour servir une cause qu'ils n'avaient parfois même pas imaginer, en rêve ou en cauchemar. Le cas Lu Xun est emblématique. Mort en 36, il doit se demander ce qu'il fait ainsi partout en Chine, figure tutélaire définitive de l'écrivain chinois. Il ignora probablement jusqu'à son dernier soupir que seul un mort pouvait oser rivaliser avec le grand timonier. Le docteur Lu Xun, dont l'humanisme n'aura pas échappé à ses lecteurs, sert donc une cause qui ne veut pas en entendre parler… En France, dans le même registre mais sur l'autre versant, Céline est souvent encensé sans être lu, surtout pour dire que l'on se situe au-delà des querelles plébéiennes auxquelles le génie ne saurait s'abaisser ou, dans le cas de l'extrême droite, pour vanter son antisémitisme nauséabond. Le talent littéraire est très exonérateur! Hamsun en fait la démonstration dans un glacial éclat de rire de catacombes… Cela ne va pas sans justification. Par-delà l'homme et son éventuelle abomination, subsiste une œuvre. Ce n'est pas Bagatelle pour un massacre que l'on retient de Céline, ni même l'écrivain en vieil atrabilaire de Meudon, mais Mort à crédit et bien sûr le Voyage… Et chacun peut lire Faim de Hamsun pour expérimenter la crampe d'estomac du supplicié littéraire et apprendre, peut-être, un peu à écrire sans pour autant marcher au pas de l'oie. Cependant, l'usage politique de l'écrivain pose de sérieuses questions… Le plus flagrant et célèbre exemple étant la récupération de Nietzsche par les nazis via la sœur. L'écrivain est convié du fond de sa tombe à réincarner son oeuvre qui se passe pourtant très bien de lui et dont c'est même la fonction. Dans ce cas, comment expliquer que, soudain, il faille que la mémoire passe l'éponge sur la pensée monstrueuse de l'homme dont les œuvres antérieures ne sollicitent aucun besoin de réhabilitation? Ou encore que la pensée d'un écrivain soit piedestalisée du jour au lendemain au gré de vertigineuses distorsions interprétatives? Pourquoi faut-il que les États, les Nations, les Patries, instrumentalisent d'une manière ou d'une autre leur(s) homme(s) de lettres? Oserais-je l'homme de l'être? Eh bien précisément parce que les États, Nations, Patries, sont des abstractions que le quotidien extrêmement concret peine à identifier, plus encore à idéaliser, en l'absence du grand homme, de la figure du génie et de la conscience. Imaginons une seconde la France sans Victor Hugo… Certes, pléthore de militaires, du soleil de Versailles au grand Charles en passant par le petit Corse, et tant d'autres, occupent bruyamment les mémoires sanglantes du pays! Mais ce ne sont pas eux que l'on cite quand, encore la semaine dernière, on se souvient d'un pamphlet après le sac du palais d'été… Un pays sans écrivain est un pays sans mémoire; un pays sans mémoire est un pays sans conscience. Que le politique vienne à faiblir et la religion s'assoupir, le pays est alors comme rayé de la carte. Qui gouverne la Norvège? Où l'on peut supposer qu'au même titre que pour ses voisins européens Dieu ne fait plus guère recette… Appeler Hamsun à la rescousse, c'est l'aveu d'une perte d'identité qu'il faut retrouver à tout prix. Bigre, je n'aimerais pas être Norvégien, ces jours-ci! Mais j'aurais donné cher pour écrire Faim
Photos: Knut Hamsun (newworldencyclopedia.org); Lu Xun (chinaculture.org); L.F. Céline (alalettre.com); Victor Hugo (histoiredumonde.net)

3 commentaires:

  1. LU Xun était mon top 1 parmi les écrivains chinois, mais ce n'est pas à cause de son écriture. Je crois que l'on a surestimé l'importance de la littérature.

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  2. Je me souvient d'une phrase de Kundera dans Les Testaments trahis:
    " Laissez-nous un peu vous déformer, Maître, et on vous aimera. " Mais vient le moment où le Maître refuse d'être aimé à ce prix et préfère être détesté et compris.

    Quant à Lu Xun, ses oeuvres sont moins importantes littérairement que politiquement en Chine... puisque "tout est au service de la politique"

    Anaïs

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  3. @ Anaïs... Je ne suis pas fan de Lu Xun - qui a traduit les Russes et s'en est tellement inspiré ensuite qu'en lisant "La véritable histoire de Ah Q" on a l'impression d'être chez Gogol ou Boulgakov - mais il est très représentatif de la récupération des écrivains par les États. Hugo n'y coupe pas et je ne l'apprécie pas plus que Lu Xun. Louis Calaferte l'avait surnommé "le gros ventilateur" et ça me convient très bien! Au moins Hugo a-t-il oeuvré contre Napoléon III, on ne peut pas lui retirer ça...
    Cette citation de Kundera est intéressante car elle dit plusieurs choses. La notion de Maître exclurait toute déformation... Or, toute formation est une déformation réflexive - sinon, c'est une religion! Et toute popularité repose sur un malentendu, avec ou sans l'accord du "Maître"! Ensuite, ce que 'lui' fait l'amour des autres, c'est son problème... A lui de savoir si l'infatuation le nourrit correctement ou pas... Cela parle aussi du besoin d'adoration des masses, ici moins serviles qu'il n'y paraît puisque exigeant un ajustement! Masses qui n'ont pas de véritables Maîtres mais plutôt des experts en manipulation... C'est là où revient la littérature et la philo, bref, l'écrit, pour cultiver, informer (former, déformer) le lecteur de sa manipulation, l'auteur à son tour posant au Maître ou pas, etc. Looping the loop and so on... Courage, fuyons!:)

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