samedi 7 mars 2009

JOURNÉE DE LA FEMME

Sois belle et fais la vaisselle!
Hier matin, je suis allé chercher mon salaire au siège de l'université. Pour éviter un long et coûteux aller-retour, Xiangfei m'a demandé de lui ramener les cadeaux que l'université en général et le département en particulier offrent à leurs employées (profs et autres) à l'occasion de la journée mondiale qui célèbre la femme en tant que espèce menacée. Mon smic occidental en poche, je suis donc monté au septième étage, dans la salle déserte du département, où attendaient une pile de sacs de toile rouge, une autre de boîtes en carton contenant un lot de serviettes éponge (université), et un alignement de sacs plastique contenant chacun 1 litre de liquide vaisselle, 1 litre de lessive, 2 flacons de gel douche (département). Les bidons et flacons enroulés dans les serviettes fourrées dans le sac rouge, une case cochée sur le listing pour dire que Xiangfei avait pris ses cadeaux, je rentrai à la maison avec ce symbole de la reconnaissance de la femme made in China.
Gardons le sens de la mesure et accordons notre solidarité compassionnelle aux femmes afghanes étouffant sous leur burka, aux jeunes africaines excisées, et à toutes les femmes victimes de la barbarie des virilités psychopathologiques. Demandons-nous cependant comment évolue le tchador universel, quelle forme est-ce qu'il prend dans les sociétés civilisées, celles où la femme dispose d'un certain confort matériel et d'une liberté d'exhibition certaine – ce mode d'expression dont elle semble avoir le monopole.
Si l'on admet le questionnement, un vieux texte toujours d'actualité des Mythologies de Barthes nous revient en mémoire: Jouets ou comment formater le désir, créer un conditionnement tel que ce désir ne nous appartient plus, et n'est au contraire que l'expression d'un dirigisme, conscient ou non. Le cadeau, fait éminemment culturel, devient alors l'expression d'une nature récompensée, d'un encouragement à emprunter un chemin balisé de reconnaissance et de normalité. Extrait de ce texte écrit en 1957: "Que les jouets français préfigurent littéralement l'univers des fonctions adultes ne peut évidemment que préparer l'enfant à les accepter toutes, en lui constituant avant même qu'il réfléchisse l'alibi d'une nature qui a créé de tout temps des soldats, des postiers et des vespas." Remplaçons "enfant" par "femme" et "soldat, postier, vespas" par "liquide vaisselle, lessive, gel douche" et l'on aura une idée plus exacte, me semble-t-il, de ce que suggère ici cette journée de la femme.
Métro, boulot, conso
La ménagère chinoise, au moins celle vivant à Shanghai, opère dans un univers qui n'est pas sans rappeler le climat particulier des années 70 en France. Cette période charnière, affreusement giscardienne, inhumant ses trente glorieuses à l'occasion du premier choc pétrolier, enterra du même coup les réclames pour installer l'industrie de la pub, rouleau compresseur mental auquel tous les Debord et Baudrillard ne pourront jamais rien. Le matraquage entrait par les TV nouvellement en couleurs pour relancer une consommation martyrisée par l'inflation qui galopait si vite qu'on ne la rattraperait plus, ne réussissant qu'à la remplacer ponctuellement par davantage de chômage et de précarité… De radieuses ménagères défilaient donc à longueur de "page publicitaire", épanouies, heureuses, face à leur vaisselle ou leur linge, dont elles semblaient s'étonner de la soudaine propreté tandis qu'elles encourageaient leurs enfants à se rouler dans la boue, s'amusaient de la maladresse d'un mari absolument pas concerné par ces basses œuvres, tout entier tendu vers la résolution de la crise (Eh, oui, déjà!) et donc de l'approvisionnement de l'épouse en produit d'entretien. L'invasion ignore désormais toute frontière puisque le métro de Shanghai et les murs de la ville, les couloirs, les entrées, les façades des centres commerciaux, les dizaines de kilomètres de palissades protégeant les innombrables chantiers de construction où sévissent les hommes, tout espace offrant quelques centimètres carrés, y compris les poignées de maintien dans les rames de métro, sont un hymne à la ménagère en top model. Des 4X3 aux simples pastilles auto-collantes en passant par les écrans de télévision, omniprésents dans les taxis, bus, magasins, hôpitaux, administrations, et bien sûr dans le métro, le matraquage est massif. Hormis quatre exceptions (voitures et montres pour les riches, équipements sportifs et vêtements pour les jeunes nantis), l'image dominante concerne l'entretien qui est dévolu à la ménagère de moins de cinquante ans. Entretien de l'intérieur, entretien de sa peau et de son apparence en général, entretien de la santé de toute la famille, incluant l'alimentation fast-food. Un espace mixte est aussi particulièrement polluant: le téléphone portable symbole de modernité au design constamment renouvelé en une course folle à l'apparence, indispensable indicateur de niveau social.
Bien entendu, si l'on s'aventure à mentionner clairement ce consumérisme effréné, on récolte le traditionnel jugement d'arrogance étrangère, celle qui a consommé pendant un siècle sans se poser de question et vient maintenant parler écologie et commerce équitable. Cœur de cible de la classe moyenne de l'usine du monde, la Shanghaienne entend bien prendre sa part du gâteau et l'on aura d'autant plus de mal à lui faire admettre son nécessaire sacrifice que nombre des annonceurs pollueurs sont d'origine étrangère… Pourtant, puisqu'elle tient les cordons de la bourse du ménage, elle est bien la première concernée par les conditions globales dans lesquelles elle consomme. Présupposé très occidental: elle est donc consciente d'une notion telle que la pollution visuelle! Notion qui, bien entendu, n'est pas prête à faire recette tant elle signifie d'autre priorité que l'argent roi, ce qui est rigoureusement inenvisageable! Et moins encore depuis que la distribution de cartes d'achat se développe à un rythme rapide, coupant court au sens quasi névrotique de l'épargne des Chinois. Toutes ces primes payées en morceau de plastique à valeur variable repartent nécessairement dans le circuit, nombre d'entre elles étant spécifiques à des magasins exempts de tous produits d'importation ce qui équivaut ni plus ni moins à du protectionnisme. A titre d'exemple, je bénéficie de crédits sur mon compte China mobile (ne me demandez pas pourquoi!), je peux donc aller retirer une carte de paiement d'un montant de 100 yuans valable uniquement dans les magasins Lianhua… Qui a envie de parler de ça? Et même d'entendre parler de ça? Personne. L'argument du droit au consumérisme pour les pays émergeants est un sésame vers le pire – nous allons devoir nous enfoncer beaucoup plus avant dans le dioxyde de carbone avant qu'il se passe quoi que ce soit de significatif.
Enfin, ne nous y trompons pas: la qualité des cadeaux reçus par Xiangfei et ses collègues, leur nature, si l'on peut dire, n'est pas imposée par une secte machiste ou le Parti. C'est d'une part le choix de l'université dont l'un des dirigeants a vraisemblablement un excellent ami dans les serviettes éponge; d'autre part, celui d'une jeune collègue responsable d'un petit budget et qui a donc adhéré, consciemment ou non, à un statut féminin littéralement caricatural. Et le parallèle avec l'Occident des années 70, ou même 80 si l'on se veut très optimiste, s'arrête donc là puisque, dans cette société civile dont on attend tellement, on ne voit pas émerger une prise de conscience capable de redéfinir le rôle, le statut de la femme dans la société. On est au contraire en plein conservatisme. La jeune fille devant le rester jusqu'au mariage suivi d'une grossesse accouchant donc d'une mère qui n'aura qu'incidemment été femme, on comprend bien que les cadeaux de cette journée mondiale sont adressés à des mamans, réelles ou potentielles, au moins épouses, tout autre situation faisant l'effet d'une anomalie ponctuelle qui ne saurait durer. Les leurres du genre Zhang Ziyi à la plage ou Shanghai Baby ne sont largement diffusés que pour créer l'illusion d'une liberté, disons d'une modernité libérale, et renforcer l'hostilité des intégristes via Internet qui n'est pas forcément l'espace de liberté que l'étranger veut bien y voir… Aragon, poète communiste, estimait que "la femme est l'avenir de l'homme". Dans un pays officiellement peuplé de jeunes vierges et d'épouses-mères, l'avenir de l'homme semble donc s'orienter vers la propreté de son assiette et de son col blanc – c'est toujours ça de gagné, paraît-il.
Illustrations: 1 - Hairong Tiantian, La condition féminine, Beijing 798; 2 à 6 - Métro Shanghai, Shanxi nan lu (O.D.); 7 - Réclame savon Lux, Brigitte Bardot, 1958.

2 commentaires:

  1. Bon cadeau pour la fete !
    Tu as parle de Barthes, et je me rappelle son article sur un ecrivain en vacances avec un nournal a la main. Les vedettes brillantes dans les publicites donnent la meme image que l'ecrivain - grand intellectuel. Les manchants essaient de convaincre les femmes que si elles utilisent tels ou tels produits, elles pourront devenir aussi brillantes que les vedettes. Pour les femmes au foyer desesperees (desperate house-wives), c'est leur seul espoir pour garder la jeunesse et la beaute...

    Femme = genre marqué. Et pour le commerce, c'est vraiment une bonne marque.

    LEA.

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  2. Comme quoi la mémoire est terriblement volatile, ma chère Léa! L'écrivain en vacances n'était autre que Gide et le journal dont tu te souviens, c'était du Bossuet... Quant aux rêves d'éternelle jeunesse qu'alimentent les épiciers de l'image, tu me connais suffisamment pour savoir que je n'ai rien contre! En revanche, que faire de cette beauté supposée et à prix d'or quand elle ne conduit qu'à l'éclat d'une coquille vide? C'est hélas dans cette direction que le contexte nous conduit...

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