samedi 9 mai 2009

The man from London de Béla Tarr

Il faut, pour accepter cet objet cinématographique, se résoudre à plonger une dizaine d'heures, un peu plus de deux, en fait, dans une mer goudronneuse, un océan de noirceur qui avance au rythme d'une lente, très lente marée d'hiver. Certes, une histoire, réduite à l'anecdote qu'elle ne peut manquer d'être, fait surface, au gré de vagues aussi indolentes que tranchantes, mais elle ne conduit pas le film, c'est la nuit qui s'en charge, quand bien même il fait jour. Des vies minuscules se heurtent aux limites d'un périmètre tellement fermé qu'il laisse à penser que tout au-delà ne saurait relever que du vide, du rien. Jamais film noir n'aura si bien porté son étiquette.

Tiré, puisqu'il faut un prétexte – au sens de qui précède le texte -, d'une nouvelle de Simenon, The man from London peint un univers d'agonie au milieu duquel, pour une valise de billets, un couple et sa fille, un inspecteur de police, un voleur, un tenancier d'hôtel et quelques figurants qui en ont fini avec toute idée de représentation sociale, évoluent au rythme de leur pas guidés par les rails d'une zone de transit mi-maritime, mi-ferroviaire. L'audace, et ici le mot n'est pas usurpé, tient dans l'exposition d'intériorités jamais révélées mais dont la durée est surexposée jusqu'au malaise. Le plan séquence de quinze minutes qui ouvre le sépulcre est insupportable de lenteur et, de par là-même, irrésistible. Le ferry par lequel l'objet du désir, la valise de billets, arrive telle une bombe à retardement au cœur de ces vies que tout désir a fui, est l'envoyé d'un monde oublié, peut-être même pas su, qui se pose sous le regard de l'homme sentinelle qui mécaniquement actionne des aiguillages en une métaphore dont il semble absent. Du haut de son poste d'observation, il assiste à une transaction meurtrière, sur le quai arrière du débarcadère, dans la coulisse de l'événement que constitue l'arrivée de voyageurs dans ce no man's land si piteusement habité. Pour tout autre film, on aurait à écrire, "A partir de là, les événements s'enchaînent"… Ici, le délitement fait office d'enchaînement, à l'habituelle addition des pistes et preuves–fausses preuves, Béla Tarr substitue la soustraction, l'anti-démonstration par un vide composé d'absurde. Si le noir et blanc mouillé renvoie au Fritz Lang de M le maudit, The man from London congédie immédiatement toutes les conventions du genre et lâche son personnage dans l'étroit labyrinthe d'une vie malgré tout où nulle foule ne le poursuivra. Seule Tilda Swinton, en pure perte, exprimera le vertige et l'angoisse de ce trou noir dans lequel les personnages ne se débattent plus.

L'extraordinaire dérangement que crée The man from London tient dans le radicalisme avec lequel il relègue tous ces grands films et autres chefs-d'œuvre qui peuplent notre mémoire au rayon produit, consommation, addiction et autres complaisances. Béla Tarr appose non seulement une somptueuse esthétique de photographe, de peintre, sur une désespérance qui ne peut plus se payer de mots, mais il lui accorde surtout un temps qui est celui que l'on consent aux mourants, aux grands malades de la vie, aux fantômes de chair. Chez Béla Tarr, les catacombes sont à ciel ouvert et les cieux ne sont que le linceul des solitudes. Imparable.

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