mardi 12 mai 2009

Une partie du tout de Steve Toltz

En 500 pages de noirceur jubilatoire, Steve Toltz casse la baraque avec un premier roman dont le foisonnement s'étend d'Australie à Paris, d'une génération à l'autre, finalement réunies dans la jungle thaïlandaise avant retour au bush en classe boat people. Une flamboyance ininterrompue centrée sur une relation frères + père/fils, paires de miroirs générationnels embourbées dans une opposition de principe, que l'auteur réussit à embarquer dans des sphères magistrales où la drôlerie contourne le pathétique par quelques élans de pure veulerie humaine ici déclinée en tant que variante du narcissisme. Le père mentor, philosophe honni de tous sauf de deux femmes tellement improbables qu'elles en sont crédibles, ardent défenseur de l'irrationnel appliqué à la matérialité, ne peut résister à la tentation démiurgique de formation du fils (narrateur pour l'essentiel du livre) qui résiste comme il peut pour ne pas sombrer dans les hauteurs (sic) où son père souhaite l'entraîner. Rigoureusement impossible de résumer l'histoire et ses rebondissements spatio-temporels qui ne serait qu'une histoire maligne et bien ficelée de plus (on pense à La conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole) si Steve Toltz, du haut de ses trente-six ans, ne disposait d'une plume virtuose. Que des fou-rires de lecture réveillent ma compagne au milieu de la nuit ne m'est pas arrivé si souvent que ça. Quelques extraits en hommage au travail de Jean Léger, le second auteur tragiquement méprisé qu'est tout bon traducteur…

L'adolescent, principal narrateur (quand ce n'est pas le père, notamment via ses carnets illuminés), est confronté à la folie plus ou moins furieuse des adultes au pouvoir (père, mère, prof, etc.), propriétaires du frigidaire et de tous les accesits en générale, et plus particulièrement à la folie de son père qui semble avoir davantage besoin de lui que l'inverse…
"Je suis amoureuse du frère de mon mari", m'a déclaré Caroline comme si elle était dans une émission de télé et que j'ignorais les noms des intéressés. (…)
"Je sais que c'est dur, Caroline. Mais tu ne peux pas tenir encore un petit peu?
-Jusqu'à la mort de ton père? Je me sens si coupable! Je compte les jours. Je voudrais qu'il meure."
(…) J'ai résolu d'en parler à papa, avec prudence bien sûr, pour le supplier de la donner à Terry pendant qu'il était encore en vie. Je savais que c'était un sujet douloureux, mais pour Caroline, pour l'image de ses yeux tristes et fous, il me fallait aborder le sujet. (p. 440/441)

Un peu plus tôt dans la vie du roman, Jasper Dean doit assumer les intrusions de son père, Martin, dans la classe de Mr White dont il s'efforce de subir stoïquement l'académisme de l'instruction.
Le lendemain du jour où je lui ai montré mon devoir sur Hamlet, il est entré dans la classe de littérature anglaise et s'est glissé sur une chaise en bois au fond de la salle. Mr White était en train d'écrire le mot intertextualité au tableau noir à ce moment-là, et quand il s'est retourné il a vu un quadragénaire parmi tous ces imbéciles au frais minois, il a été surpris. Il a jeté à mon père un regard désapprobateur, comme s'il se préparait à réprimander un élève pour s'être laissé aller à vieillir spontanément en plein milieu du cours.
"Un peu léthargique ici, non?
- Pardon?
- J'ai dit qu'il est un peu difficile de penser, ici, non?
- Je suis désolé, vous êtes…
- Un père inquiet.
- Vous êtes le père d'un élève de cette classe?
- Peut-être que l'adjectif inquiet est un euphémisme. Quand je pense qu'il est sous votre tutelle, je commence à saigner des yeux.
- Qui est votre fils?
- Je n'ai pas honte de dire que mon fils est la créature étiquetée Jasper."
Mr White m'a lancé un regard sévère tandis que j'essayais de me fondre dans ma chaise. "Jasper? C'est votre père?"
J'ai acquiescé. Que pouvais-je faire d'autre?
"Si vous désirez parler avec moi de votre fils, nous pouvons prendre rendez-vous…
- Je n'ai pas besoin de vous parler de mon fils. Je connais mon fils. Et vous?
- Bien sûr. Jasper est dans ma classe depuis le début de l'année.
- Et les autres? Suffisamment pour qu'ils puisent lire et écrire. Bravo. Voilà du bon boulot. Mais est-ce que vous les connaissez? Parce que si vous ne vous connaissez pas, vous ne pouvez pas les aider à se connaître eux-mêmes, et vous perdez probablement le temps de tout le monde ici à entraîner une armée de clones terrifiés, ce que vous autres ternes professeurs, dans cet endroit miteux géré par l'État, êtes enclins à faire, vous qui dites aux élèves quoi penser au lieu de comment, et essayez de les faire entrer dans le moule du parfait futur contribuable au lieu de prendre la peine de découvrir qui ils sont." (p. 268/269)

C'était juste au hasard des nombreuses pages cornées du roman. Il faudrait ajouter que l'oncle Terry est l'un des plus célèbres tueur en série d'Australie, mentionner l'assassinat de la mère par des terroristes et le placement sous tutelle de Jasper pendant que son père fait un petit stage en HP, rapporter les amours de Jasper avec Tour infernale… Etc.

Steve Toltz a l'intelligence, l'humour et la sensibilité, d'un saltimbanque qui a beaucoup lu là où il posait sa caravane, ça ne se boude pas.

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